Archives mensuelles : Mai 2017

(Im)puissant

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Il est le cadet d’une famille de trois enfants,   le seul garçon,  celui sur qui la mère a focalisé toute son attention et toutes ses ambitions.   Elle l’a élevé en contrôlant chacun de ses mouvements et elle a décidé qu’il serait médecin.   Castré dès l’enfance,  il a toujours obéi à cette mère dragon et a suivi l’exemple de son père,  un homme qui rase les murs.   Médecin !   Quel rêve pour cette institutrice de village qui se voyait notable et est juste considérée comme une mégère qui veut tout régenter.

Aujourd’hui il a cinquante ans.   Il vit toujours chez Maman qui dirige tout dans sa vie.   Il porte les horribles pulls qu’elle lui tricote,  les chemises d’un autre âge qu’elle choisit pour lui.  Malgré ses vêtements de petit vieux,  il a l’air d’un gamin.  Ses cheveux sont coupés en brosse,  il a un visage fin aux traits acérés et un corps fluet. Il est perclus d’eczéma et porte des sparadraps sur les doigts. Son cabinet miteux est adossé à la maison de ses parents, une ancienne ferme dont il a transformé une étable.  La plaque a été griffée par des chenapans et il attend les rares patients en lisant une bande dessinée ou un ouvrage religieux.   Il passe  la plupart de ses weekends dans des monastères et ses vacances sont consacrées à des pèlerinages en tous genres.  On pourrait le plaindre s’il n’était éminemment antipathique.

Toute cette énergie rentrée,  toutes ces frustrations,  il essaie de les compenser en trouvant son plaisir, en exerçant sa puissance à sa manière.

C’est ainsi qu’il a repris la clientèle d’un médecin âgé d’un village voisin.   Ce médecin âgé était celui d’Elsa,  la quarantaine jolie,  et naturellement,  lorsqu’elle a eu besoin d’un avis médical, elle s’est tournée vers le remplaçant.   Elle a été étonnée de son allure,  de sa timidité,  mais elle a voulu l’encourager et le soutenir.  Il s’est détendu et a pris de l’assurance.  Tout a bien été tant qu’il s’est agi de routine.   Lorsqu’elle avait un problème,  elle connaissait en général la solution et lui demandait juste de lui prescrire ce qu’il fallait.    Il ouvrait de grands yeux étonnés et obéissait.   Il avait l’impression d’avoir Maman en face de lui…

Mais un jour,  elle eut un problème qu’elle ne comprenait pas et qui l’inquiéta.   Ses jambes s’étaient couvertes de marbrures bleues sur la face postérieure.    Elle alla donc à sa consultation et se montra inquiète et fragile, en demande d’être rassurée.   Il le perçut immédiatement et alors,  enfin,  il se sentit fort.   Il prit un air important,  redressa sa taille ridicule et d’une voix hautaine il déclara : « Je soupçonne une grave maladie systémique », et il énuméra les pires diagnostics.   « C’est très sérieux,  il faut faire une biopsie en urgence,  je vais vous envoyer chez un de mes confrères qui fera cela sans délai et me communiquera les résultats ».   Elle était terrifiée.   Il vit la peur dans ses yeux et malgré ses efforts,  il ne put dissimuler un sourire de jouissance.   Il prit son téléphone afin de lui prendre rendez-vous pour la biopsie.  Tétanisée, elle le laissa faire.   Il souriait maintenant franchement, affichant une satisfaction trop forte pour être  dissimulée.   Elle rentra chez elle effondrée.    Mais rapidement, elle reprit ses esprits.    Elle n’allait pas se laisser faire une biopsie comme cela,  elle n’était pas un mouton que l’on tond.    Elle appela un ami médecin qui habitait malheureusement trop loin de chez elle pour qu’elle puisse le prendre comme médecin traitant,  mais qui était toujours disponible pour la conseiller.    Cet ami écouta l’histoire et lui dit qu’elle devait voir un dermatologue,   il prit rendez-vous pour elle rapidement vu son anxiété.    Cela la rassura.   Mais lorsque vint le jour de la visite chez le dermatologue,  elle était sur les dents.    Le dermatologue était un homme gentil,  un peu sévère.   Il examina ses jambes et déclara qu’il s’agissait d’un « livedo ».   Voyant qu’elle ne comprenait pas,   il lui expliqua que c’était une pathologie veineuse bénigne que l’on contractait l’hiver en se poussant près d’une source de chaleur.   Il lui fit un clin d’œil et ajouta : « Je parie que vous vous asseyez sur un radiateur… ».    Elle sourit à son tour,  car c’était exactement cela.    « Pas de biopsie alors ?   –   Sûrement pas ! , répondit le dermatologue.  C’est tout à fait bénin.   Eloignez-vous du radiateur et tout rentrera dans l’ordre.  Qui vous a dit que vous aviez une maladie grave ?  Le livedo est une pathologie très courante,  il faut être très peu compétent pour ne pas savoir la diagnostiquer…   Votre médecin n’a pas le chauffage ? »,  insinua-t-il ironiquement.   Et elle répondit : « Comme je le connais,  il doit dormir avec les vaches… »,  et ils éclatèrent de rire.

Elle rentra chez elle très joyeuse et tira les conclusions qui s’imposaient.   Elle devait changer de médecin traitant.   Mais elle avait besoin d’une ordonnance et elle se rendit donc chez l’eczémateux.

La voyant arriver,  il prit son air important. Il arborait un affreux pull over rose bonbon et s’apprêtait à la croquer à nouveau.  Mais elle avait repris du poil de la bête.   Elle demanda son ordonnance, qu’il lui fit,  et ensuite elle lui annonça qu’elle avait consulté un dermatologue et qu’il pouvait annuler la biopsie.   Il releva la tête et pâlit.    A ce moment, elle remarqua une nouvelle fois  des sparadraps sur ses mains.   Alors elle ne put se retenir : « Tiens, vous vous êtes encore fait taper sur les doigts ? »,  et devant sa mine déconfite elle rit franchement et  partit sans adieu.  Il resta à son bureau tête basse. Il n’y avait personne dans la salle d’attente.

 

 

Le bal des oeillères

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Ce soir c’est bal dans la salle des fêtes du village.  Adossée à l’église,  cette salle se donne  odeur de sainteté.   La plupart des habitants sont venus s’amuser comme d’autres des villages voisins.  Tout le monde se connaît,  mais personne ne semble s’étonner de voir cette gamine de même pas dix ans,   seule devant une limonade.   Les yeux lui piquent à cause de la fatigue et de la fumée de cigarette.     Elle s’incline et finit par s’endormir sur un coin de table.    Il est bien plus de minuit et ses parents sont ivres au comptoir,   menant l’ambiance,   tout le monde s’amuse autour d’eux,  à commencer par l’instituteur,   le sien justement.

 

L’instituteur la voit tous les jours.   Elle est éveillée et surclasse ses condisciples.   Elle arrive la première à pied le matin,   et ne repart  que le soir à la fin de l’étude,  longtemps après avoir terminé ses devoirs.   C’est un garçon manqué  se dit-il, malgré ses jambes frêles,   d’ailleurs elle a toujours des bleus.  C’est étonnant car à la récréation elle se mêle peu aux autres,   elle reste calmement à l’écart.    Elle doit être maladroite,  ce n’est pas possible d’avoir autant de bleus surtout pour une fille.  Il connaît bien les parents,  d’honnêtes ouvriers dont elle est la fille unique.   Elle ne peut être que gâtée.   Lorsqu’ il n’y a pas école,  elle court la campagne par tous les temps. Elle est toujours sur les chemins alors que les autres enfants restent au chaud chez eux.  Ses parents sont très populaires dans le village,   son père appartient à toutes les confréries locales,   la mère l’accompagne.   Ils se disent très fiers de leur fille,   qui est toujours en tête à la distribution des prix.   Personne ne s’étonne qu’elle fuie sa maison.   En fait,  elle essaie de se réfugier chez les parents de ses petites voisines,  mais ils sont peu désireux de l’accueillir.    C’est une sauvageonne,   qu’elle batte la campagne ou qu’elle reste chez elle !  On ne se mêle pas des affaires des autres.

Au bal,   on détourne les yeux quand un du village,  trop imbibé lui pince les tétons ou pousse sa grosse langue dans sa bouche.   C’est le bal des œillères.  Elle, elle sait qu’elle n’a personne à qui se plaindre,  qu’on ne la croira pas.   Elle a appris cela très tôt.     Quand elle a voulu raconter les coups de son père, les humiliations de sa mère  à une tante   ou à une voisine,  elle s’est fait rabrouer : « Mauvaise fille,   comment peux-tu dire du mal de tes parents,   de si braves gens ! ».   Alors elle ne dit plus rien.   Elle se demande même si ce n’est pas elle qui est mauvaise,   si elle ne mérite pas les coups et les humiliations quotidiennes.    Bah,  quelle importance !   A l’école au moins elle se sent bien,  c’est le seul endroit,   et elle n’est pas près d’avoir terminé les études.  Elle va se battre pour aller le plus loin possible.    Ce ne sera pas facile sans soutien familial.   « Sans soutien »,  l’expression est faible.   Ce serait plutôt : « malgré tous les bâtons qu’ils vont lui mettre dans les roues »…   Au point qu’un jour,  elle claquera la porte et s’en ira seule affronter le monde,  qui n’est pas plus gentil avec vous parce que vous avez eu une enfance malheureuse.    Au contraire,  le monde est friand de proies vulnérables.     Mais ils ne l’auront pas.    Elle bâtira une vie digne de ce nom.

Alors aujourd’hui,   quand son village natal fait des commérages parce qu’elle est partie loin de chez ses vieux parents dont elle ne s’occupe pas –  c’est faux,  elle leur téléphone tous les jours,  mais ils se gardent bien d’en parler afin de continuer à lui faire du mal et à en retirer des avantages  – elle répond : « Que celui qui m’a protégée me critique,  je l’écouterai.   Mais que les autres se regardent d’abord dans un miroir ! ».