Olga, soixante-cinq ans, retraitée de l’enseignement, donne un cours de gymnastique pour les seniors. Cela l’amuse beaucoup de voir ces femmes vieillissantes qui sont moins souples qu’elle et qui viennent lui demander conseil. Elle s’offre de bonnes parties de rigolade et cela tourne rond tandis que le cours lui apporte de quoi améliorer ses fins de mois. C’est que sa carrière n’a pas été complète et, divorcée depuis près de trente ans, elle ne roule pas sur l’or. Elle connaît toutes les ficelles pour épargner le moindre sou, elle porte en permanence un jogging informe sur son corps râblé. Au premier regard, on voit qu’elle n’a plus approché d’homme depuis de longues années et que cela ne lui manque pas. Elle donne cours à sa manière. Elle est soucieuse de préserver la santé de ses élèves et leur enseigne le bon maintien et l’entretien de leurs articulations. Jamais elle ne donne d’encouragement, elle se contente de corriger les défauts, parfois sèchement. On s’en accommode ou on s’en va. Elle-même s’accommode bien de la nonchalance de la plupart, alors chacun ronronne dans son train-train.
Un jour arrive Elodie. C’est une femme au foyer qui prend de l’âge et se soucie d’entretenir son corps d’une façon plus méthodique. Elle a toujours pris soin d’elle et cela se voit. Certes elle n’a plus son corps de vingt ans, mais elle « porte beau ». Elle arrive vêtue d’un body moulant et de collants noirs, les ongles faits, le visage maquillé. Sa démarche est souple, elle ne souffre d’aucune douleur contrairement aux autres élèves. Le petit groupe l’accueille gentiment, mais elle reste un peu à l’écart d’être nouvelle. Elle a du mal à participer aux rigolades, par contre elle s’applique aux exercices qu’elle réussit plutôt bien. Tant qu’elle reste effacée et silencieuse tout se passe bien. Olga la toise et se contente de corriger ses exercices. Elodie rentre ensuite chez elle retrouver un mari qui la choie depuis trente ans. Ils s’offrent un restaurant gastronomique et parlent de leurs prochaines vacances dans un endroit paradisiaque.
Au fil du temps, Elodie gagne en confiance et se met à participer aux conversations. Elle sait amuser la galerie, elle ne manque pas d’humour, habituée à cet exercice par son mari qui en déborde. Mais elle est naïve. Femme au foyer, elle n’est pas rompue aux roueries de l’existence. Elle aime se mettre en valeur au cours de gym et arbore de jolies tenues seyantes et colorées, elle arrive perchée sur des talons hauts, alors qu’Olga ne quitte jamais ses baskets, elle parle de ses prochaines vacances, de son étoilé favori… Quand elle réussit un exercice, elle aimerait qu’Olga reconnaisse ses mérites. Elle a gardé une âme d’écolière. Alors Olga la raille : « C’est bien, tu auras un bon point ». Par contre, à la moindre imperfection, elle ne la rate pas : « Tiens-toi plus droite ! Attention tu pousses trop le menton en avant ». Elodie finit par prendre la mouche. C’est qu’elle est susceptible. Alors elle répond vertement à certaines railleries d’Olga, qui rétorque en rigolant : « Hahaha, ça va mal si on ne peut plus faire de l’humour – Mais moi aussi je fais de l’humour », siffle Elodie… Bref cela s’envenime. Aujourd’hui Olga s’est lancée dans une tirade sur les méfaits des talons hauts pour la santé du dos. Elodie a laissé passer. Eh oui, on est tellement plus jolie en talons hauts et vêtements sexy qu’en baskets et tenue lâche. Elle a bien compris maintenant qu’Olga l’envie. Elle se dit qu’elle doit grandir, ne plus se laisser atteindre par les railleries d’Olga puisqu’en fait Olga ne rêve que d’une chose, c’est d’être une femme choyée comme elle qui mène une vie d’enfant gâté. Lui demander de lui faire des compliments, c’est de la stupidité ! Réveille-toi Elodie !
Mais un jour la voiture d’Elodie tombe en panne, alors que son mari est en conférence à l’étranger. C’est le jour du cours de gym. Elle téléphone à Olga pour s’excuser de son absence et lui en donne la raison. Et voilà que Olga, à sa grande surprise, a une réaction à laquelle elle ne s’attendait pas : « Alors, tu es seule et sans voiture, dans ton coin isolé, veux-tu que je vienne te chercher pour venir au cours ? Veux-tu que je t’emmène pour faire les courses ? » Elodie est sidérée, elle accepte de vive joie. Et les voilà elle et Olga dans la caisse à savon de cette dernière, en route pour le super marché. Elles font chacune leurs provisions, Olga en produits blancs, Elodie choisit les marques comme d’habitude. Elles se retrouvent dans la villa cossue d’Elodie autour d’un thé qu’Elodie fait infuser avec soin pour Olga. Au grand étonnement d’Elodie, Olga s’épanche sur ses problèmes de santé et Elodie l’écoute attentivement, ce dont Olga lui est reconnaissante. Personne ne s’intéresse dit-elle à ce qu’elle peut ressentir, elle doit juste « animer » ses cours et les rendre agréables pour la plupart de ses élèves dont certaines ont été jusqu’à lui reprocher de vouloir parler d’elle. « Merci Elodie de m’écouter et de me comprendre. Dans ma famille, on se contentait de souligner ce qui n’allait pas, on n’avait jamais de récompense pour ce qui allait bien, j’en ai beaucoup souffert ». « Pourquoi fais-tu pareil alors ? », pense Elodie, mais elle se tait. Puis Olga, s’intéresse à Elodie : « N’est-ce pas difficile de rester toujours seule à la maison avec un mari absent la plupart du temps ? » – Oh, répond Elodie, je fais son secrétariat, je réponds au téléphone… Et soudain Olga : « Et tu fermes les yeux, lorsqu’il part en conférence avec une maîtresse ? » – Joker, dit Elodie en souriant… Elles se sont comprises. Elles ont remis les pendules à l’heure et signé tacitement un traité de paix.
Le soir même le mari d’Elodie lui a donné son feu vert pour qu’elle loue une voiture le temps que le joli coupé qu’il lui a offert regagne son garage.
Mais entre Olga et Elodie, rien n’est plus pareil. Du jour au lendemain elles sont devenues amies et c’est Olga qui a fait le premier pas. Elodie, ne l’oubliera pas.