Archives mensuelles : janvier 2017

La prof de gym et son élève

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Olga,  soixante-cinq ans, retraitée de l’enseignement, donne un cours de gymnastique pour les seniors.   Cela l’amuse beaucoup de voir ces femmes vieillissantes qui sont moins souples qu’elle et qui viennent lui demander conseil.   Elle s’offre de bonnes parties de rigolade et cela tourne rond tandis que le cours lui apporte de quoi  améliorer ses fins de mois.   C’est que sa carrière n’a pas été complète et, divorcée depuis  près de trente ans,   elle ne roule pas sur l’or.  Elle connaît  toutes les ficelles pour épargner le moindre sou,   elle porte en permanence un jogging informe  sur son corps râblé.  Au premier regard,  on voit  qu’elle n’a plus approché d’homme depuis de longues années et que cela ne lui manque pas.  Elle donne cours à sa manière.   Elle est soucieuse de préserver la santé de ses élèves et leur enseigne le bon maintien et l’entretien de leurs articulations.   Jamais elle ne donne d’encouragement,  elle se contente de corriger les défauts,  parfois sèchement.    On s’en accommode ou on s’en va.    Elle-même s’accommode bien de la nonchalance de la plupart,  alors chacun ronronne dans son train-train.

Un jour arrive Elodie.   C’est une femme au foyer  qui prend de l’âge et se soucie d’entretenir son corps d’une façon plus méthodique.   Elle a toujours pris soin d’elle et cela se voit.    Certes  elle n’a plus son corps de vingt ans,  mais elle « porte beau ».    Elle arrive vêtue d’un body  moulant et de collants noirs,   les ongles faits,  le visage maquillé.   Sa démarche est souple,   elle ne souffre d’aucune douleur  contrairement aux autres élèves.    Le petit groupe l’accueille gentiment,   mais elle reste un peu à l’écart d’être nouvelle.    Elle a du mal à participer aux rigolades,  par contre elle s’applique aux exercices qu’elle réussit plutôt bien.    Tant qu’elle reste effacée et silencieuse tout se passe bien.     Olga la toise et se contente de corriger ses exercices.   Elodie rentre ensuite chez elle retrouver un mari qui la choie depuis trente ans. Ils s’offrent un restaurant gastronomique et parlent de leurs prochaines vacances dans un endroit paradisiaque.

Au fil du temps,  Elodie gagne en confiance et se met à participer aux conversations.    Elle sait amuser la galerie,  elle ne manque pas d’humour,   habituée à cet exercice par son mari qui en déborde.   Mais elle est naïve.   Femme au foyer,  elle n’est pas rompue aux roueries de l’existence.   Elle aime se mettre en valeur au cours de gym et arbore de jolies tenues seyantes et colorées,  elle arrive perchée sur des talons hauts,  alors qu’Olga ne quitte jamais ses baskets,  elle parle de ses prochaines vacances,   de son étoilé favori…  Quand elle réussit un exercice,    elle aimerait qu’Olga reconnaisse ses mérites.   Elle a gardé une âme d’écolière.   Alors Olga la raille : « C’est bien, tu auras un bon point ».   Par  contre,  à la moindre imperfection,  elle ne la rate pas : « Tiens-toi plus droite ! Attention tu pousses trop le menton en avant ».    Elodie finit par prendre la mouche.   C’est qu’elle est susceptible.   Alors elle répond vertement à certaines railleries d’Olga,  qui rétorque en rigolant : « Hahaha,  ça va mal si on ne peut plus faire de l’humour   –   Mais moi aussi je fais de l’humour »,  siffle Elodie…    Bref  cela s’envenime.    Aujourd’hui  Olga s’est lancée dans une tirade  sur les méfaits des talons hauts pour la santé  du dos.    Elodie a laissé passer.    Eh oui,   on est tellement plus jolie en talons hauts et vêtements sexy  qu’en baskets et tenue lâche.     Elle a bien compris maintenant qu’Olga l’envie.    Elle se dit qu’elle doit grandir,   ne plus se laisser atteindre par les railleries d’Olga puisqu’en fait Olga ne rêve que d’une chose,   c’est d’être une femme choyée comme elle qui mène une vie d’enfant gâté.    Lui demander de lui faire des compliments,   c’est de la stupidité !   Réveille-toi Elodie !

Mais un jour la voiture d’Elodie tombe en panne, alors que son mari est en conférence à l’étranger.    C’est le jour du cours de gym.   Elle téléphone à Olga pour s’excuser de son absence et lui en donne la raison.   Et voilà que Olga,  à sa grande surprise,  a une réaction à laquelle elle ne s’attendait pas : « Alors,  tu es seule et sans voiture,  dans ton coin isolé,   veux-tu que je vienne te chercher pour venir au cours ?  Veux-tu que je t’emmène pour faire les courses ? »    Elodie est sidérée,   elle accepte de vive joie.      Et les voilà elle et Olga dans la caisse à savon de cette dernière,  en route pour le super marché.   Elles font chacune leurs provisions,   Olga en produits blancs,   Elodie choisit les marques comme d’habitude.    Elles se retrouvent dans la villa cossue d’Elodie autour d’un thé qu’Elodie fait infuser avec soin pour Olga.     Au grand étonnement d’Elodie,   Olga s’épanche  sur ses problèmes de santé et Elodie l’écoute attentivement,  ce dont Olga lui est reconnaissante.    Personne ne s’intéresse dit-elle à ce qu’elle peut ressentir,   elle doit juste « animer » ses cours et les rendre agréables pour la plupart de ses élèves dont certaines ont été jusqu’à lui reprocher de vouloir parler d’elle. « Merci Elodie de m’écouter et de me comprendre.   Dans ma famille,  on se contentait de souligner ce qui n’allait pas, on n’avait jamais de récompense pour ce qui allait bien,  j’en ai beaucoup souffert ».   «  Pourquoi fais-tu pareil alors ? », pense Elodie, mais elle se tait.    Puis Olga,  s’intéresse à Elodie : « N’est-ce pas difficile de rester toujours seule à la maison avec un mari absent la plupart du temps ? »   –  Oh,  répond Elodie,  je fais son secrétariat,  je réponds au téléphone…     Et soudain  Olga : « Et tu fermes les yeux,  lorsqu’il part en conférence avec une maîtresse ? »  –   Joker,  dit Elodie en souriant…     Elles se sont comprises.    Elles ont remis les pendules à l’heure et signé tacitement un traité de paix.

Le soir même le mari d’Elodie lui a donné son feu vert pour qu’elle loue une voiture  le temps que le joli coupé qu’il lui a offert   regagne son garage.

Mais entre Olga et Elodie,  rien n’est plus pareil.    Du jour au lendemain elles sont devenues amies et c’est Olga qui a fait le premier pas.    Elodie,  ne l’oubliera pas.

 

Miroirs

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Elle a préparé la table pour le réveillon de Noël.   Elle a dû tirer l’allonge car ils seront nombreux.    Sept en tout.    Elle et son mari reçoivent sa mère, sa fille et son fils accompagnés chacun de leur conjoint.    Elle a acheté une nouvelle nappe et des décorations.   Des décorations rouges,  la couleur préférée de sa fille,   des bougeoirs en forme de nénuphars et des bougies rouges sur la nappe taupe.   Des fruits d’automne sont éparpillés entre les assiettes de porcelaine blanche et les verres en cristal.

Elle n’a pas lésiné sur les frais,  elle a choisi des fruits de mer chez le meilleur traiteur,   des huîtres,  du homard,  des langoustines,  des tourteaux…    Elle sait que sa mère et sa fille en raffolent.    Elle aussi.    Le sapin est garni et il brille dans le salon.    A son pied de multiples cadeaux sont amassés.   Le champagne trône dans le seau à glace.

Son fils arrive en premier.   Il est allé chercher sa grand-mère à l’autre bout du pays.  Cela lui a fait deux heures de route.   La vieille est à peine arrivée qu’elle distribue ses instructions et ses remarques acerbes.    Les huîtres ont-elles été bien ouvertes ?   N’a-t-on pas perdu du jus ?   « Oh si,    je vois qu’on a perdu du jus,   qui est l’incapable qui les a ouvertes ? »,  dit-elle en regardant sa fille qui ne répond pas,  un sparadrap sur la main.    Et la vieille ajoute : « Et en plus il y a des  éclats !  Quel mauvais travail ! ».    Elle est en forme et ne va plus s’arrêter.    Voilà sa belle-fille qui arrive.   Douce,  gentille,   elle demande si elle peut  aider.    Enfin sa fille et son beau-fils  sonnent à la porte à peine en retard.   Elle les accueille dans le hall et propose à sa fille de mettre son manteau au vestiaire.   Celle-ci répond en soupirant : « Oh non ça m’embête je le laisse là »,  en le déposant sur l’escalier, et sans autre mot pour sa mère elle va rejoindre les autres.    Inquiète la mère demande à son beau-fils : « Elle est de mauvaise humeur ? », et d’une mimique celui-ci lui fait savoir qu’elle ne doit pas prêter attention.     Avec lui, elle range les manteaux puis ils se dirigent vers le salon.      La grand- mère accapare sa  petite-fille.   C’est son dieu,  elle ne voit qu’elle.     Il  semble à la mère que sa fille a encore grandi.   Et puis elle comprend en voyant ses bottines : des talons de douze centimètres.   Sachant qu’elle mesure plus d’un mètre septante cinq,   on comprend pourquoi elle domine  son monde…   Ses cheveux courts sont gras,  elle n’a pas pris la peine de les laver,   son maquillage est exagéré.   Elle va vite prendre la parole et ne plus la laisser à quiconque.    Elle domine de la taille,  elle domine du verbe.   Les autres n’ont qu’à se taire et à approuver béatement.    La vieille l’adule,   applaudit à son arrogance.   La fille parle d’une voix forte et fluide de sujets qu’elle est seule à maîtriser et qui n’intéressent qu’elle.   La vieille est aux petits soins pour son idole.   « Prends les huîtres pleines  de jus ! ».    Et le beau-fils dans sa barbe qui murmure suffisamment haut pour qu’on puisse l’entendre sauf la vieille qui est aussi sourde d’oreille que de cœur : « Oui et laisse le moins bon aux  autres surtout ! ».    La vieille devient la risée de la tablée,    le jeu est mené par sa fille et son beau-fils.    Quand l’aïeule demande au mari : « Ce sont des huîtres de Zélande au moins ? » et que le mari répond : « Non de Cancale »,  la fille susurre à son père : « Mauvaise réponse… il fallait dire,   oui,  ce sont des huîtres de Zélande ».   Elle se dit que sa fille est fine pour gérer la drôlesse.    Est-ce pour cela que la vieille l’adore ou sa fille est-elle plus fine parce qu’elle  ne subit aucune attaque ?  Ou n’est-ce pas simplement qu’elles se ressemblent ?  Que l’une voit dans l’autre ce qu’elle aurait voulu être et que la jeune est ravie des baffes que la vieille distribue alentour,  sauf à elle bien-entendu ?  « Veux-tu du pain ?  de la mayonnaise ? », dit la vieille à sa petite-fille,  et avant qu’elle ne réponde, elle hèle  le mari comme s’il était le serveur.     Son fils et son beau-fils le nez  dans leur assiette s’amusent à imiter les réflexions de la vieille  qui se goinfre.   Elle mange beaucoup plus que sa part,  de sorte que la mère doit se passer de homard.    Sa fille continue de pérorer sous le regard admiratif de sa grand-mère.    Son fils tente d’intervenir pour diversifier la conversation et exister un peu,  mais il se fait clouer le bec par sa sœur.   « Oui, tais-toi, toi ! »,  lui lance  la vieille en écho.    Sa douce petite belle-fille lui murmure : « Elles sont imbuvables.. .».   La mère répond par une grimace qui signifie qu’on ne peut que les supporter.      Quelle idée elle a eue de vouloir rassembler ses enfants et sa mère!    Elle a rêvé d’une belle tablée harmonieuse,   d’une famille unie, du cliché de Noël.   Elle n’a pas encore compris que chez elle ce n’est pas possible,  qu’il y a deux troublions qui gâchent la fête.

Enfin tout le monde s’en va.    Il n’y a eu d’éclat que de coquille d’huître…    Elle a stressé toute la soirée.   L’aïeule va se coucher,  elle loge chez elle.  Son mari la reconduira le lendemain matin après le petit-déjeuner.

C’est alors que calmement la vieille dit : « Ah quelle belle soirée !   Quelle belle famille nous formons ! ».   Et elle est sincère.  Elle peut mourir tranquille,  sa relève est assurée.  Sa petite-fille persécutera le reste de la famille,  après qu’elle-même l’aura fait toute sa vie.

 

L’avocat des riches

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C’est un  avocat de haut niveau,   c’est son amant.     Elle l’admire,  elle la femme effacée qui vit très modestement.    Il parade devant elle et cela lui fait du bien,   cette admiration qu’elle a pour lui.

C’est que dans ses affaires il côtoie le grand monde.  Milliardaires, héritiers de grandes fortunes  défilent dans son bureau ou plutôt c’est lui qui est convoqué dans les leurs.   Ces hommes  ont l’assurance et l’arrogance de ceux à qui tout appartient.    Il ne le lui dit pas,  mais elle devine qu’ils le traitent comme un larbin,  un de plus,  parmi la cour de leurs domestiques.    Ils l’invitent dans leur antre,  il voit leur luxe et il se sent tout petit.

 C’est si bon d’être dans ses bras à elle,  qu’il pense  naïve au point de croire qu’il est un grand homme alors qu’il n’est un serviteur des riches dont il ne fait pas partie et ne fera jamais partie à moins de gagner à la loterie.   Il prend d’ailleurs un billet chaque semaine.

Ces bénis du ciel  jouent à des jeux pervers.   Ainsi un l’a fait venir jusque dans sa salle de bain pour lui montrer son corps nu,  superbe à un âge avancé.   Il a piscine intérieure,  médecin personnel,  kinésithérapeute et coach à domicile,  lui dit-il,  la mine déconfite.     Cet autre le convie pour un séjour dans une de ses résidences en même temps qu’un avocat concurrent qui convoite le pactole que représente un  client aussi aisé.    Et il les regarde se bagarrer,   comme un spectateur de combat de coqs qui comptera les coups et applaudira à la  mise à mort.

Elle le recueillera et le reconstruira dans leur hôtel  quand il aura subi les pires humiliations,   elle se réjouira avec lui lorsqu’il aura pris une revanche symbolique sur un rival ou mieux sur un client.

Ces clients-là, elle ne les connaît que par lui,  mais elle les imagine.   Ils ont tant d’argent qu’ils ne savent plus quoi en faire,   alors après avoir vécu le frisson de la possession d’une grande fortune,   les jeux du sexe et les partouzes,  ils cherchent l’adrénaline ailleurs.   Dans l’escroquerie par exemple.    Ils s’amusent à frauder le fisc,   non pas pour gagner encore plus d’argent,  mais pour se sentir vivre à nouveau,  car  ayant tout épuisé des plaisirs légaux,   ils tentent le crime et un jour ils se font prendre.    Non pas à leur grand dam,  mais plutôt à leur grande satisfaction,   car de nouveaux frissons apparaissent, des jeux de pouvoir encore inexpérimentés,   de nouveaux larbins,   les juges,  les avocats pénalistes.    Bref,  ils n’ont pas fini de s’amuser…

Elle, elle n’envie personne. Elle  ne joue pas dans la cour des grands et cela lui convient bien.   Elle aime regarder Dowton Abbey à la télévision et admirer les décors et les toilettes,   comme on regarde des œuvres d’art dans un musée.    Au fond, elle a plus de chance que lui.    Elle n’achète pas de billet de loterie,  car elle sait que c’est un impôt supplémentaire,  dont elle peut se passer.

Jusqu’il y a peu,  elle lui disait que c’était son métier,   que c’était ainsi qu’il gagnait sa vie et qu’il devait garder une distance,  comme un médecin par rapport à ses malades,   que lorsqu’il rentrait le soir chez lui,  il pouvait déposer son costume des grands soirs,  cesser de paraître ce qu’il n’était pas et reprendre sa vie.    Il se consolait ainsi, pensait-elle.     Mais voilà que quelque chose est venu bouleverser cette vie privée qu’elle croyait  protégée.    Peut-être emporté par ses récits,   son fils a conquis le cœur d’une héritière,   une fille aux parents richissimes qui l’invitent lui le simple avocat et sa famille dans des restaurants de luxe ou pour de somptueuses vacances.   Il ne peut refuser,  mais n’a pas les moyens  de rendre la pareille…  Il dissimule mal son agacement,   son dépit face au beau-père de son fils qui lui fait des cadeaux aussi onéreux qu’humiliants…

Alors il n’est plus à l’abri nulle part sinon dans ses bras.  Il la pense crédule,  il fait la roue,   lui offre un lainage en cachemire,  des dessous de soie.    Elle applaudit, elle le remercie,   elle le laisse croire qu’il l’impressionne,   il n’a plus que cela…    que serait-il sans elle ?

Mais elle,   elle a le sentiment d’en avoir fait le tour,  de tout connaître de lui. Elle s’ennuie de ses histoires toujours semblables,  de son corps usé avant l’âge.   Bientôt,  elle va le laisser à sa vie et se choisira un amant plus jeune et plus fringant.

 

« Mitraillette »

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Mon cousin s’approche de moi et me susurre d’un air goguenard : « Tu connais ce type ? »

 –  Oui,  c’est le voisin de mes parents depuis toujours.

 –  Tu sais comment on l’appelait aux chemins de fer ?

 –  Non.

  – On l’appelait « Mitraillette ».   Tu devines pourquoi…

Oui j’imagine que ses collègues de la société des chemins de fer,  ou du moins certains,  n’étaient capables de ne voir que son défaut de prononciation…

Cela ne me fait pas rire.    Albert,  le voisin de mes parents, est un homme que j’apprécie beaucoup au point d’en oublier qu’il bégaie,  sans que cela ne ralentisse son débit de parole,  au contraire,  dirais-je.  De là son surnom.  Il faut un certain entraînement pour le comprendre,  mais je l’ai.    J’ai eu le  temps d’apprendre pendant toutes ces années.

Il est des surnoms méchants qui n’apportent rien.    Ainsi le prêtre de mon enfance se faisait appeler « Clignoteur »,  à cause de ses tics faciaux.    Il  y en a d’autres qui sont flatteurs par inadvertance : un de mes amis avait reçu celui de « Gandhi »,  en raison d’une ressemblance physique certaine,  mais, et c’était involontaire de la part des auteurs,   il avait aussi un fond de sagesse et d’amour de la paix,   qui faisait que ce surnom  lui convenait parfaitement et le caractérisait bien.    Un ami de mes enfants avait hérité de celui de « Professeur Tournesol »,   et cela faisait beaucoup rire les chenapans qui le lui avaient attribué,  mais quand on sait que cet enfant plus savant que les autres est devenu un chercheur qui donne des conférences dans le monde entier,   on se dit qu’il y avait là une prémonition bien involontaire. Une fratrie de six enfants avait surnommé la cadette «  la vache sacrée »   ce qui était révélateur de l’attitude des parents et des sentiments des uns et des autres.

Quoi qu’il en soit ces sobriquets sont rarement bienveillants et celui qui les  reçoit doit apprendre à ne pas se laisser détruire.    C’est apparemment ce qui s’était passé pour « Mitraillette ».    Il s’attelait à son labeur de piocheur et prenait soin de sa femme et de leurs trois enfants,  dont aucun n’avait hérité de son défaut de prononciation.   Il devait trouver dans sa gentille famille assez de force pour faire face aux brimades,  et  donner beaucoup d’amour à ses proches,  car ses enfants poussaient bien,   en pleine santé et heureux de vivre.  Son fils suivit les traces de son père et entra à la société des chemins de fer,  mais pas comme piocheur.   Il y gravit les échelons et devint chef de gare,   une belle revanche pour « Mitraillette » qui en était très fier.    Sa fille aînée choisit le métier d’infirmière qui demande de l’énergie et du cœur,  qualités apprises au sein de sa famille.    Quant à la cadette,  une blondinette, née sur le tard,  elle se découvrit la bosse des maths et devint cadre informatique.  Les trois enfants se marièrent heureusement et il naquit une kyrielle de petits-enfants.

Aujourd’hui j’ai assisté aux funérailles d’Albert.    J’ai vu toute sa famille réunie,   j’ai entendu ses petits enfants raconter les anecdotes qui leur  étaient chères,  leurs souvenirs d’enfance avec ce grand-père dont la bouche délivrait les paroles par saccades peut-être,  mais dont l’amour ne connaissait pas le bégaiement.

J’ai pensé que cet homme simple avait réussi là où beaucoup échouent,  fonder une famille où frères et sœurs,  cousins, cousines s’entendent et se soutiennent.   Je sais à quel point c’est difficile.

J’ai eu des nouvelles  de mon cousin,    l’ancien collègue de « Mitraillette ».   Contrairement à lui,  il n’a pas été au bout de sa carrière de cheminot.    Il est resté célibataire et il tient une baraque à frites peu fréquentée.   Il est notoire qu’il boit trop.     Mais il est vrai qu’il n’a pas de sobriquet et n’en a jamais eu,   du moins à ma connaissance.    Il est de ceux qui se moquent des autres et dont on ne se moque pas.   Et je me dis aujourd’hui,  qu’il ne connaît pas l’essentiel de la vie.