Je sens venir ma mort prochaine.
Cela a commencé lors d’un retour de vacances en compagnie de femmes de mon âge. Je me suis mise à dormir beaucoup trop. Je pensai d’abord que je récupérais de ces journées au vent du large. Mais le phénomène persistait. Pire, il s’accentuait. Mon sommeil dévorait mes jours. Je me fis moins active, traînant dans un fauteuil, m’alimentant peu. Je devenais translucide. C’est alors que je me mis à rêver de lui, un homme d’une quarantaine d’années qui visitait régulièrement l’atelier où je travaillais comme bénévole et qui participait aux fêtes que nous organisions. Il était étonnamment beau et ses manières d’une exquise élégance. Le cœur de chacune de nous battait pour lui, sans espoir, mais sa présence était si bienfaisante à nos âmes délavées que nous étions très assidues à nos tâches. Je me tenais à l’écart quand d’autres tentaient de le monopoliser. Lorsqu’il s’approchait de moi, je contenais le tremblement de mes mains et je me détournais, effrayée à l’idée que la rougeur de mes joues ne me couvre de ridicule.
Mes rêves étaient un décalque de la réalité. Rien ne se passait la nuit qui n’eût pu avoir lieu le jour. Je restais à distance et dès qu’il s’approchait, je frémissais. Lorsque malgré moi, le réveil venait, je me sentais frustrée de devoir le quitter et j’entamais une journée dont je n’espérais que voir la fin pour le retrouver. Car, chose qui ne m’était jamais arrivée, je rêvais chaque nuit de lui, avec des scénarios différents, mais toujours la même relation entre nous. Une nuit cependant, il me regarda droit dans les yeux et prononça mon prénom : « Lucie, Lucie »…. Je me réveillai aussitôt, transie de peur, craignant de me rendormir… Le jour suivant je me fis la réflexion que je pourrais rêver de lui le jour, mais je pris conscience alors que j’avais perdu ce pouvoir. Ne me restaient que les rêves nocturnes où à mon grand effroi je ne contrôlais rien, mais dont je me réveillais quand la peur était trop intense.
Mon corps se délabrait, je perdais mes rondeurs, mes cheveux me paraissaient hirsutes. Mais quelle importance puisque je ne sortais plus. Ma seule vie se passait la nuit et j’eus soudain l’idée que je me rapprochais encore plus de ma mort. Mais la peur de cette étape diminuait. J’envisageais maintenant la mort comme un passage obligé qui ne serait pas si terrible, car j’étais déjà morte en partie et ce qui arriverait ne serait que la prolongation du processus.
Parallèlement, mes rêves prenaient une autre tournure. Je me laissais approcher par lui avec moins de crainte, je m’aventurais même à lui parler, nous partagions une bière, nous discutions de recettes de cuisine. Rien que d’anodin toutefois.
Ces rêves aspiraient mon énergie vitale. Mais je n’y craignais plus les échanges avec lui : nous causions, nous riions et une nuit je le trouvai dans ma chambre, nu à dormir sur un lit proche du mien qui n’existait pas dans la réalité. Je ne ressentais plus aucune frayeur, je le contemplais avec ravissement et nous nous endormions proches l’un de l’autre. Les journées se poursuivaient dans le délitement de moi-même. J’étais résignée à la mort et n’en ressentais plus aucune appréhension. Je me réjouissais de sombrer dans le sommeil car je savais que je l’y retrouverais. Cette nuit-là, j’étais très faible et je m’endormis profondément. Il ne tarda pas à me rejoindre. Il était nu et penché sur moi. Je m’abandonnai. Doucement, il me pénétra et ce fut un feu d’artifice, une explosion de plaisir. C’est la mort pensai-je, comme c’est bon. Et tout s’effaça.
Le matin, je me réveillai. Je me sentis différente, envahie par une énergie nouvelle, affamée de vie. Je me douchai et me contemplai dans le miroir. Ce jeûne prolongé avait rajeuni mon corps, embelli mon teint, affiné mon visage. J’enfilai des vêtements seyants et passai chez la coiffeuse. Je me remis à manger normalement. Mais je ne rêvais plus, j’avais retrouvé un sommeil tranquille et réparateur.
Je repris donc mes activités de bénévole et l’on remarqua mon changement physique. Et puis je le revis. Il se tourna vers moi, et je lis la surprise dans ses yeux face à ma nouvelle apparence. Contrairement à ce qui se passait auparavant, je ne ressentis pas d’angoisse, je lui souris franchement et lui proposai un café qu’il accepta avec plaisir, nous riions, nous plaisantions, en toute décontraction comme si nous nous étions toujours connus…