Rêves…

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Je sens venir ma mort prochaine.

 

Cela a commencé lors d’un retour de vacances en compagnie de femmes de mon âge.  Je me suis mise à dormir beaucoup trop.  Je pensai d’abord que je récupérais de ces journées au vent du large.  Mais le phénomène persistait. Pire,  il s’accentuait.  Mon sommeil dévorait mes jours. Je me fis  moins active,  traînant dans un fauteuil,  m’alimentant peu. Je devenais translucide.  C’est alors que je me mis à rêver de lui, un homme d’une quarantaine d’années qui  visitait régulièrement l’atelier où je travaillais comme bénévole  et qui participait aux fêtes que nous organisions.   Il était étonnamment   beau  et ses manières d’une exquise élégance. Le cœur de chacune de nous battait pour lui,  sans espoir, mais sa présence était si bienfaisante à nos âmes délavées que nous étions très assidues à nos tâches.  Je me tenais à l’écart quand d’autres tentaient de le monopoliser.  Lorsqu’il s’approchait de moi,  je contenais le tremblement de mes mains et je me détournais, effrayée à l’idée que la rougeur de mes joues ne me couvre  de ridicule.

Mes rêves étaient un décalque de la réalité.   Rien ne se passait la nuit qui n’eût pu avoir lieu le jour.   Je restais à distance et dès qu’il s’approchait,  je frémissais.  Lorsque malgré moi,  le réveil venait,  je me sentais frustrée de devoir le quitter et j’entamais une journée dont je n’espérais que voir la fin pour le retrouver.   Car,  chose qui ne m’était jamais arrivée,  je rêvais chaque nuit de lui,  avec des scénarios différents,  mais toujours la même relation entre nous.   Une nuit cependant,  il me regarda droit dans les yeux et prononça mon prénom :  « Lucie,  Lucie »….  Je me réveillai aussitôt,  transie de peur, craignant de me rendormir…  Le jour suivant  je me fis la réflexion que je pourrais rêver de lui le jour, mais je pris conscience alors que j’avais perdu ce pouvoir.   Ne me restaient que les rêves nocturnes où à mon grand effroi je ne contrôlais rien, mais dont je me réveillais quand la peur était trop intense.

Mon corps se délabrait,  je perdais mes rondeurs, mes cheveux  me paraissaient hirsutes.   Mais quelle importance puisque je ne sortais plus.  Ma seule vie se passait  la nuit et j’eus soudain l’idée que je me rapprochais encore plus de ma mort.   Mais la peur de cette  étape diminuait.   J’envisageais maintenant la mort comme un passage obligé qui ne serait pas si terrible,  car j’étais déjà morte en partie et ce qui arriverait ne serait que la prolongation du processus.

Parallèlement,  mes rêves prenaient une autre tournure.   Je me laissais approcher par lui avec moins de crainte,   je m’aventurais même à lui parler,  nous partagions une bière,  nous discutions de recettes de cuisine.  Rien que d’anodin toutefois.

Ces rêves aspiraient mon énergie vitale.  Mais je n’y craignais plus les échanges avec lui : nous causions,  nous riions et une nuit je le trouvai dans ma chambre,  nu à dormir sur un lit proche du mien qui n’existait pas dans la réalité.   Je ne ressentais plus aucune frayeur,   je le contemplais avec ravissement et nous nous endormions proches l’un de l’autre.   Les journées se poursuivaient dans le délitement de moi-même.   J’étais résignée à la mort et n’en ressentais plus aucune appréhension.   Je me réjouissais de sombrer dans le sommeil car je savais que je l’y retrouverais.    Cette nuit-là,  j’étais très faible et je m’endormis profondément.   Il ne tarda pas à me rejoindre.   Il  était nu et penché sur moi.  Je m’abandonnai.  Doucement,  il me pénétra et ce fut un feu d’artifice,  une explosion de plaisir.   C’est la mort pensai-je,   comme c’est bon. Et tout s’effaça.

Le matin,  je me réveillai.   Je me sentis différente,  envahie par une     énergie nouvelle,  affamée de  vie.   Je me douchai et me contemplai dans le miroir.   Ce jeûne prolongé  avait rajeuni mon corps,  embelli mon teint,  affiné mon visage.   J’enfilai des vêtements seyants et passai chez la coiffeuse.   Je me remis à manger normalement.   Mais je ne rêvais plus, j’avais retrouvé un sommeil  tranquille et réparateur.

Je repris donc mes activités de bénévole et  l’on remarqua mon changement physique.    Et puis je le revis.   Il se tourna vers moi, et je lis la surprise dans ses yeux face à ma nouvelle  apparence.    Contrairement à ce qui se passait auparavant,   je ne ressentis pas d’angoisse,   je lui souris franchement et lui proposai un café qu’il accepta  avec plaisir,   nous riions,  nous plaisantions,  en toute décontraction comme si nous nous étions toujours connus…

Une porte qui s’ouvre

 

Elle avait mené une vie étriquée entre un boulot alimentaire,  un mari ennuyeux et des enfants qui étaient partis sans  se retourner.    Et maintenant qu’elle était à la retraite,  les années qui restaient  lui paraissaient  une impasse.     Les journées s’écoulaient  rythmées par les corvées ménagères et les programmes télé.      Elle se désespérait de ce manque de perspective tandis que son mari agrémentait son quotidien d’un excès d’alcool.   L’atmosphère   était  vinaigrée de ses regrets face à son existence.

Un jour, en relevant le courrier,  elle découvrit une lettre en provenance de Malaga.   Cette lettre lui  était adressée.   Elle l’ouvrit avec curiosité et  lut avec plaisir.   Une amie de sa jeunesse avait pensé à elle et désirait reprendre contact.   Elle se souvenait de cette amie,  petite et portant lunettes  épaisses qui avait été sa condisciple sur les bancs du lycée.    Contrairement à elle,  elle était d’un naturel intrépide et avait vécu une vie de voyages et d’aventures.   Retraitée elle aussi,   divorcée,  elle s’était installée au  soleil d’Andalousie.   Elle avait joint une adresse mail et elle l’invitait à la contacter,  ce qu’elle fit rapidement et avec délectation.    Elles échangèrent quelques banalités sur leurs enfants,   ce qu’ils faisaient dans la vie,   le divorce de l’amie.   Mais rapidement celle-ci en vint aux faits.   Elle projetait un séjour de plusieurs mois au Japon et l’invitait à vivre cette aventure avec elle.

Elle était tétanisée.    L’envie de tenter ce qui lui apparaissait comme une folie l’avait saisie,   mais en même temps sa vie morne la tenait aux basques,  la peur de l’inconnu l’enchaînait.    Elle n’avait quasiment jamais pris l’avion et seulement pour des vols à l’intérieur de l’Europe.   Ah c’était facile de se plaindre de la médiocrité de sa vie,  mais quand l’aventure se présentait  autre chose était de s’y risquer.   La peur la tenaillait.   Elle prenait conscience que c’était cette peur qui avait entraîné  ce destin limité.  Ses enfants l’avaient fui dès qu’ils avaient pu.  Par peur de la vie, elle avait choisi un mari médiocre avec qui  elle ne courrait pas le risque d’une grande passion.  C’était cette peur qui l’avait enfermée dans un cercle toujours plus étroit fait d’habitudes et d’amertume.     Allait-elle enfin se  décider à l’affronter ?

Son amie proposait qu’elles se rejoignent à Dubaï,  y passent quelques jours puis s’envolent vers Tokyo  d’où elles parcourraient le Japon le sac au dos.    Qu’elle ne s’en fasse pas,  elle avait appris la langue japonaise pour pouvoir se débrouiller même dans les endroits les plus reculés.    Ce serait l’époque des cerisiers en fleurs,   ce serait merveilleux…

Un périple le sac au dos !   Même plus jeune, elle ne s’y était pas risquée.   Elle aimait bien trop son confort,  sa petite vie.

Elle consulta les tarifs des vols.   C’était cher,  mais elle avait assez d’argent en caisse pour se permettre cette dépense,  inutile de chercher des excuses de ce côté.    Oui elle se cherchait des excuses.   Elle  était indécrottable.    Et son mari,  pouvait-elle le laisser seul ?   Mais bien sûr.    C’était un grand garçon et devoir se débrouiller quelques mois lui ferait le plus grand bien.

Elle n’en dormait plus.   Elle demanda un délai de réflexion à son amie,  mais celle-ci lui déclara qu’il fallait partir bientôt si  l’on ne voulait pas rater l’époque des floraisons printanières.

Alors elle dit oui.

Et son amie se réjouit.    Ce serait tellement plus amusant à deux.   Elle lui rappelait toutes leurs frasques d’adolescentes qu’elle avait oubliées.   Était-ce possible que ce soit d’elle dont on parle,   une adolescente aux cheveux fous qui s’écorchait les genoux dans les ronces  à la poursuite d’elle ne savait plus quelle quête ?

Non elle n’avait pas toujours été cette personne timorée et renfrognée qui passait à côté de la vie.   Il n’était jamais trop tard pour prendre de bonnes décisions et saisir l’occasion lorsqu’elle se présentait.   Elle acheta donc un sac à dos où elle poussa quelques vêtements et s’envola pour le Japon avec escale à Dubaï sous les yeux d’un mari ébahi,  mais heureux de s’aérer un peu.

 

Beau-fils

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Jacques est un homme modeste,    enseignant de français retraité.   Il vit dans une petite maison de banlieue,  semblable à celles du commun des mortels.    Sa fille adorée,   Claire a fait des études de droit.   Brillante,  elle est collaboratrice dans un cabinet important de la capitale.   Il en est très fier.    Seule ombre au tableau,   il ne la trouve pas épanouie dans son mariage.  Elle est d’un naturel réservé comme lui,  une fille de dossiers,  qui permet à son patron de marquer des points  alors que c’est elle qui a tout bouclé dans l’ombre.   Mais le principal problème n’est pas là.   Elle a épousé un garçon médiocre.   Certes,  il a fait le droit lui aussi,  c’est comme cela qu’ils se sont rencontrés,   mais pas très futé,  il végète dans un ministère,  emploi qu’il a obtenu par piston grâce aux relations de son père, Jean-Gabriel, un  haut fonctionnaire.

Jacques,  le petit prof de français se sent minable face au beau-père de sa fille.    Jean-Gabriel  est hautain,  vit dans une immense villa,  aménagée luxueusement grâce à une fortune familiale dont il a hérité.   Il fait étalage de sa culture qui se borne à ses histoires familiales tandis que les connaissances de Jacques couvrent la plupart des domaines,  mais Jacques  est écrasé par l’arrogance de Jean-Gabriel,   ses plus grandes facilités verbales,   sa connaissance des usages du grand monde dont il fait partie et dont lui, fils d’ouvrier,  ne sait rien.

Sa  revanche se dessine sur un terrain qu’on n’attendait pas : l’amour filial.    Les relations entre Stéphane,  le mari de Claire,  et son père Jean-Gabriel  sont tendues.    Le père reproche à son fils sa médiocrité,    le fils est en totale admiration face à son père,  mais comme celui-ci ne lui rend pas son amour,   il se hérisse de plus en  plus et les heurts sont fréquents.   Alors Jacques se dit qu’il y a une place à prendre dans le cœur de Stéphane et une fois la place conquise il pourra améliorer l’entente entre Claire et son mari,   ce dernier malmenant Claire trop soumise,  tout en y étant  attaché.

Au début,   Stéphane snobait Jacques imitant ainsi son père,  mais au fil du temps,  il a trouvé auprès de lui un respect et un amour qu’il ne connaissait pas.    Jacques a aussi des talents inconnus de Jean-Gabriel.    Non seulement sa culture est immense,   mais il est serviable et bon bricoleur.    Dès qu’il y a un problème à leur maison,   Claire et Stéphane peuvent faire appel à Jacques qui le résoudra  sans frais.   Cela leur fera une bonne économie,  car ils ne roulent pas sur l’or contrairement à Jean-Gabriel qui dispose de plusieurs ouvriers.   Alors Jacques fait fi de ses rancœurs vis-à-vis de Stéphane qui bouscule Claire,  se disant à juste titre,  que c’est à elle de remettre son mari à sa place,  et il multiplie les services rendus aux jeunes époux,  espérant enfin être reconnu à sa juste valeur.

Et au fil du temps,   la sauce prend.    Stéphane a de longues conversations avec Jacques qui lui parle comme à un fils.   Certes Jacques est déçu du manque d’intelligence de Stéphane alors que Claire est si brillante sous ses dehors discrets,  mais il fait l’impasse sur ces imperfections,  poursuivant son but : conquérir l’amour filial de Stéphane.  il y croit d’autant plus que les tensions entre Stéphane et son père ont atteint un climax.     Ils sont au bord de la rupture et la popularité de Jacques auprès de Stéphane atteint des sommets.    Il est fou de joie.  Il n’a jamais eu de fils et il a le sentiment d’en trouver un.   Il refait toute la plomberie dans la maison de Claire et Stéphane,   il entretient le jardin,   il répare tous les bobos qu’une bicoque un peu ancienne peut avoir.    Stéphane et lui sont toujours plus proches.    Stéphane s’épanche sur ses problèmes avec son père,   son mépris constant,   son manque d’honnêteté en général,   son égocentrisme…       Claire et lui ont un projet : emmener  Jacques en croisière avec eux en Méditerranée…       Jacques se documente sur les étapes du voyage,  il s’émerveille :   Rome,   Naples…  et avec sa fille et son beau-fils,   c’est trop beau.

Puis arrive Pâques et,   coup de théâtre,   Jean-Gabriel fait un cadeau à son fils pour sceller leur réconciliation.    Il offre la croisière en Méditerranée.    Du coup c’est lui qu’on invite.    Stéphane n’a jamais cessé d’adorer son père.    Il n’est plus question d’emmener Jacques …

C’est Claire qui le lui a fait savoir à la demande de son mari.    Elle a pris un  ton détaché,  voire hautain et a soufflé : «  Tu comprends papa,  tu ferais tache,  c’est une croisière de luxe… »,   puis elle a ajouté : « Et surtout n’oublie pas de venir tondre les pelouses,   il ne faudrait pas que la maison soit négligée quand Jean-Gabriel y viendra «.

 

La femme aux saintpaulias

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Elle a décoré son intérieur de plantes vertes.   Cela le rend tellement plus vibrant.  Elle adore cette vie qui frémit autour d’elle et  voir s’ouvrir les corolles.   Ses plantes préférées sont les saintpaulias.    Ils lui réussissent bien,  pas comme les cyclamens qui meurent toujours prématurément et qu’elle a renoncé à cultiver.   Elle achète de petits saintpaulias et quand la première floraison est terminée,  elle les rempote et ils prospèrent,  se multiplient et offrent des bouquets magnifiques.   Elle choisit pour eux de gros pots de terre cuite,  assez lourds, qui donnent à sa maison des allures de jardin d’hiver.   Elle les arrose chaque semaine avec soin,  sans toucher les feuilles veloutées,  sans laisser  d’eau dans la coupelle. Son mari l’assiste pour les opérations délicates : séparation des différentes boutures,  placement du terreau dans les nouveaux pots.   Il se contente de faire ce qu’elle lui demande car il n’y entend rien et fondamentalement cela l’irrite d’être ainsi sous ses ordres depuis tant d’années,  mais il n’a jamais  rien osé  dire.   C’est tout juste s’il manifeste sa mauvaise humeur par une mine fermée et quelques légers soupirs.  S’il montre trop haut son mécontentement,  elle s’en apercevra et le questionnera : « Que se passe-t-il ? Quelque chose te contrarie ?  – Mais non », répond-il invariablement.  Et tout continue de la sorte,  elle butinant gaiement de plante en plante et lui se renfrognant de plus en plus, replié sur des rancœurs de plus en plus fortes qu’elle ne soupçonne même pas.    Elle s’arrange de cette mauvaise  humeur permanente en voyant ses amies et en s’offrant de bonnes parties de rire,  tandis qu’il reste à bouder à la maison,  car contrairement à elle,  il n’a jamais eu d’amis.   C’est un homme sensible et réservé,   qui est mal à l’aise avec le langage alors qu’elle y a beaucoup de facilités.   Verbalement, elle le domine totalement.  Il n’y peut rien,  elle a toujours le dernier mot,   ce qui fait monter la pression dans la marmite aux parois épaisses.   Elle a de multiples activités,   elle pratique un sport en compagnie d’autres femmes,   elle peint,  tout cela sans négliger sa maison.    Maintenant qu’il ne travaille plus,  elle considère qu’il peut prendre sa part dans les tâches ménagères et elle l’invite à passer l’aspirateur,  à  éplucher les légumes,  ce qu’il déteste faire,  préférant lire une bande dessinée affalé dans un fauteuil,   les cartoons semblant les seuls choses au monde à pouvoir le dérider.    Il s’esclaffe tout seul  pendant qu’il tourne les pages.   Elle aimerait  rire avec lui,  mais rien n’y fait.   Elle est pourtant rigolote d’après ses amies qui se réjouissent de ses mots d’esprit alors que son mari y reste imperméable.  Elle trouve aussi qu’il peut s’acquitter des parties lourdes du jardinage,  comme tailler les haies.   Mais il n’en prend jamais l’initiative si bien que c’est elle qui l’y envoie.   Il le fait à contre cœur,  maltraitant les arbustes,  ce qui l’exaspère.   Elle lui dit son fait.  Il s’excuse,   il fait de son mieux mais la machine est lourde et les frondaisons hautes,  son échelle se prend les pieds dans les branches basses,   sa colère monte encore  mais à nouveau il n’en dit rien.  De son côté, elle décide de faire appel à un professionnel pour délivrer son mari de cette tâche ingrate et obtenir un meilleur résultat.   Elle le paiera de ses deniers.

Cet après-midi là,  elle lui a demandé de passer l’aspirateur comme chaque semaine.   Elle regarde derrière lui et s’aperçoit qu’il ne va pas dans les coins,  qu’il en fait le moins possible,  comme d’habitude,  il contourne les sellettes sur lesquelles se trouvent les gros saintpaulias  plutôt que de se donner la peine de les bouger pour aspirer à fond.  Elle le lui fait sèchement remarquer. Alors tout d’un coup toutes les colères rentrées,  toutes les frustrations accumulées depuis tant d’années  le font exploser,   il ne dit  rien,  il ne sait pas s’exprimer,  mais il sait agir.   Il s’empare d’un gros pot de saintpaulia tout en fleurs, qui fait les délices de sa femme.   Il se retourne et le lui jette à la tête.   Elle tombe,  le crâne fracassé.   Enfin,  il se sent libéré et content de lui.   Il rit aux éclats et jette l’aspirateur sur son corps.   « Je suis enfin débarrassé de toi »,  lui dit-il dans une jouissance extrême.

 

Une Saint-Valentin insolite

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Elle déjeune dans ce restaurant qu’il lui a conseillé.   C’est une salle au plafond  orné de vitraux Art Nouveau,  typiquement bruxellois. Les tables sont alignées les unes contre les autres,  une banquette commune courant le long du mur.    En général, elle n’aime pas les tables  rapprochées,  mais sa voisine est charmante et elle n’est pas d’humeur à ronchonner.    Elle plane.   Le patron,  qui l’a accueillie à l’entrée sort tout droit d’une comédie à l’italienne.   Il parle un français imparfait avec un accent très prononcé,   il fait preuve d’une grande exubérance,  ce qui la fait rire.    Comme la vie est belle lorsqu’on est amoureux !  C’est étonnant que son amant  apprécie  ce restaurant,  il y règne un brouhaha chaleureux et il lui a toujours dit préférer le calme.

Elle vient de le revoir après qu’il se soit fait piéger par sa femme  comme un débutant  quelques semaines auparavant.  En ce jour de la Saint-Valentin,   ils ont eu leurs retrouvailles.   Il n’a plus droit à l’erreur,  lui a-t-il dit,   mais il l’a fait venir dans ses bureaux.   Quelle audace !   Elle s’est fait passer pour une cliente  discrète. Il lui a bien dit : « Pas de tenue sexy !,  Marie,  la réceptionniste, devine tout ! ».   Elle a donc opté pour un pantalon,  un pull en cachemire  sobre qu’elle a recouvert d’un manteau cintré,  elle a serré son cou dans un foulard en soie et chaussé  des bottines simples.   C’est qu’il faisait froid ce matin, heureusement qu’elle a pu garer sa voiture tout à côté.  Sans trembler, elle a actionné la sonnette et la grande porte de chêne s’est ouverte silencieusement devant elle.   Elle est entrée sans appréhension.   Tout de suite une bonne chaleur l’a envahie.   Elle a aperçu la fameuse Marie tout au fond,  assise à une petite table.    Un visage  jeune sans maquillage,  de longs cheveux auburn et une voix très douce.   Elle s’est sentie tout de suite à l’aise.   Quelle idée qu’elle puisse deviner quelque chose ?   Elle s’est annoncée : « Bonjour Madame,  j’ai rendez-vous avec  Maître B ». Marie a souri et a décroché son téléphone,   puis : « Il viendra vous chercher d’ici quelques minutes ».   Elle s’est assise dans un des fauteuils en cuir qui garnissent le hall et a attendu.  Peu de temps après, elle a entendu un pas alerte dans l’escalier, elle a levé les yeux et l’a aperçu, très guilleret,  qui lui faisait un petit signe de la main auquel bien sûr elle n’a pas répondu,  étant dans le champ de vision de Marie.   Ils ont fait mine de se voir pour la première fois.   Elle est étonnamment détendue,   elle  joue son rôle parfaitement,  celui  de la nouvelle cliente qui rencontre le Maître pour la première fois.    C’est qu’il est un avocat connu sur la place de Bruxelles.    Elle ne se rend pas compte de son importance quand ils se retrouvent dans leur tanière habituelle,   cet hôtel cosy à l’autre bout de la ville.   Mais pour l’instant il n’ose plus,  et dans le même temps  il commet une imprudence encore plus grande à ses yeux.    Quelle volupté !   La porte de l’ascenseur se referme sur eux.   Ils s’embrassent furtivement.    Ils ne vont qu’au premier étage et déjà la porte s’ouvre.   Il faut  reprendre contenance,   ils traversent un long couloir sur lequel  s’ouvrent des bureaux de collaborateurs qui le saluent.   A nouveau elle se comporte de façon tout à fait naturelle,  elle ne se connaissait pas ce talent de comédienne…

Les voici arrivés.   Il la fait entrer et ferme la porte à clé d’un air entendu.    Il la débarrasse de son manteau et le pend   à côté de sa toge qu’elle voit pour la première fois.    C’est un grand bureau lumineux,  parqueté en chevrons,   une cheminée à l’ancienne  se dresse  contre le  mur,  supportant sur son manteau  une sculpture d’un artiste connu.   Et enfin commencent les vraies retrouvailles…

Une heure et demie plus tard il la raccompagne jusqu’à la porte,  poignée de mains cordiale,  « Vous me recontactez n’est-ce pas ? –  Bien sûr Maître,  à bientôt. »

Et voilà,   prendra-t-elle un dessert ?   Non,  un café lui suffira,  elle a un peu de route à faire et puis il lui faut être présente à la maison pour accueillir son mari  qui rentrera du bureau avec un bouquet de fleurs après avoir sans doute batifolé de son côté.    Il se doutera qu’elle a vu quelqu’un,   mais ils ne parleront de rien.    C’est ainsi depuis des années,   chacun ferme les yeux sur les écarts de l’autre et ils vivent dans une grande harmonie,  leurs caractères s’accordant parfaitement,   ne se heurtant qu’exceptionnellement grâce  à  ces bouffées  d’oxygène qu’ils s’offrent à l’extérieur.  Quelle différence avec le couple que forment son amant et sa femme !   Cette dernière ne supporte pas le moindre faux pas, alors s’ensuivent des  tensions continues, une détestable  ambiance de suspicion…    Décidément,  il y en a qui ne savent pas vivre,  pense-t-elle en lançant un  regard tendre à son mari qui lui sourit en retour dans le calme bienfaisant de leur chaumière.

Un libertin

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Il rentre chez lui en planant.   Quelle après-midi riche en sensations !  Il a joui par tous les pores de sa peau grâce à cette nouvelle maîtresse pleine d’idées.   Dans son hall,   il vérifie sa tenue  dans le miroir,   surveille s’il n’y a pas de cheveu sur sa veste qui pourrait le trahir,   car Madame ne supporterait pas la moindre infidélité.   Un délicieux frisson le parcourt.   Quel plaisir il aura d’être là, à côté d’elle en se remémorant son après-midi de sexe tandis qu’elle va faire claquer ses talons hauts sur leur beau parquet,  ce qu’il a en horreur,  mais qu’il n’oserait jamais lui reprocher.  Elle se sera offert une nouvelle robe et paradera devant lui pour qu’il l’admire,  ce qu’il fera avec hypocrisie.   Sa nouvelle maîtresse a les jambes tellement plus fines,   le corps tellement plus ferme.   Il aime se gausser de Madame.

En attendant  qu’elle rentre de son club de bridge,  il passe à la cuisine et inventorie le contenu du réfrigérateur pour voir ce qu’il va lui préparer pour leur repas du soir.   C’est lui qui se charge systématiquement des courses et de la confection des repas.   Madame est bien trop princesse pour s’abaisser aux tâches ménagères…   Pour le ménage,  la lessive, le repassage,  il emploie quelqu’un.    Ses moyens le lui permettent largement.    Comme sa femme n’est pas encore rentrée,  il envoie un petit mail à sa maîtresse pour la remercier de ses douceurs.   Il est si galant !

Ah comme sa vie a changé depuis cet accident de voiture !   Il était alors un mari fidèle qui moisissait avec sa femme  égoïste et irrespectueuse de lui.   Déjà, elle n’en fichait pas une dans le ménage,  ne se préoccupait que de ses amusements et au lit c’était la catastrophe :  Madame ne trouvait pas son plaisir et l’en rendait responsable :  il était un amant nul,  lui disait-elle.    Quelle chance il avait qu’elle n’aille pas voir ailleurs !.    Et puis,  sur l’autoroute,  le crash.   Il roulait alors dans des voitures peu fiables qu’il achetait d’occasion.    Il ne se souvenait plus de rien,  mais quand il s’était réveillé,  une douce infirmière faisait sa toilette.    Ah quel délice!   Une femme qui s’occupait de lui.   Avait-il connu ça depuis les soins austères que lui prodiguait sa mère ?  Il s’était rapidement rétabli,  mais avait pris conscience qu’il avait failli perdre la vie.   Ce fut le déclic,   sa vie était courte et il la gâchait à se morfondre auprès d’une enquiquineuse.   Il devint soudain audacieux et  fit des avances à l’infirmière qui à son grand étonnement y céda immédiatement.  C’est qu’il se croyait moche,   comme  lui disait sa femme.   Et voilà qu’on le  trouvait beau.   L’infirmière jouit fort et bien et le trouva bon amant.     Une révélation !   Il n’allait pas s’arrêter là.   Et ainsi commença la ronde des maîtresses :  il y eut Madame Hard,  une magistrate qui l’initia au sexe torride,   Madame X  qui était si expérimentée… et elles se succédèrent.    Il gagna une immense confiance en lui.   Ses affaires s’en ressentirent,   il se mit à engranger beaucoup d’argent  et  beaucoup de plaisir…

Mais pourtant il ne voulait pas quitter sa légitime.   C’est qu’il en avait peur et que la braver dans son dos était l’ultime extase.   Il changeait de maîtresse quand il le désirait et variait ainsi son menu.    Lorsque Madame exigeait qu’il l’honore,  avec toujours aussi peu de réussite,   il se renfrognait,   il continuait de craindre ses sarcasmes tandis qu’il s’appliquait en vain.

Ce soir-là,  elle mangea goulûment ce qu’il lui avait préparé.   Elle n’avait  décidément aucune finesse,  ce n’était pas pour rien qu’elle était  si malhabile aux choses de l’amour,   mais heureusement il connaissait maintenant bien d’autres mains.    Elle lui parlait candidement de son après-midi de futilités,   des nouveaux escarpins très chers qu’elle s’était acheté.   Des talons aiguilles précisa-t-elle l’œil coquin.   Et en lui-même il fit la grimace pensant à son onéreux parquet en chêne.    Ils s’installèrent ensuite devant la télévision et elle choisit un film érotique sur leur chaîne payante : « L’Amant de Lady Chatterley »…   L’angoisse le saisit,  elle va  vouloir faire l’amour et lui n’a plus de jus. Il a tout donné déjà et ne pourra pas assurer…   Effectivement,  elle lui envoie des œillades, dévoile ses  cuisses.  Il lui faut trouver une parade,  vite,  vite…

Lorsqu’elle s’approche de lui dans une attitude sans équivoque,  il la repousse avec un sourire innocent et,  désolé,  lui déclare : « Oh non ma chérie,  j’ai une affreuse migraine ce soir,  je vais prendre un calmant et me coucher rapidement ».   Elle est désarçonnée.   « Ah bon, tu souffres de migraine maintenant ? »  –  Oui,  j’ai consulté et il paraît que cela va continuer.    Quelle malchance j’ai ! Elle réprime un geste d’agacement…      Riant dans sa barbe,   il gagne la chambre d’amis.

Moralité : « Mesdames,  quand Monsieur a la migraine,  ayez la puce à l’oreille : c’est qu’il y a anguille sous roche ! »

 

Un mari fidèle…

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Il lui a dit dès le début qu’il ne quitterait jamais son épouse.   Histoire connue.   Elle a accepté les miettes de la table.    Elle est la femme de l’ombre.

Au fil du  temps, elle s’est attachée à lui.    Il lui est devenu indispensable.    Ils  prennent toutes les précautions possibles pour que Madame ne se doute de rien  lorsqu’il la rejoint.

Ils  sont  en  correspondance permanente via leur adresse mail.    C’est l’équilibre dans la clandestinité.  Ils en oublient que c’est fragile.

Les années passent,   ils sont chacun une part de l’autre.    Lui a trouvé auprès d’elle le plaisir physique qu’il n’a pas chez lui,   une écoute,  une bienveillance qu’il ignorait jusque là.   Elle se love à chaque fois dans les bras d’un amant attentionné,   soucieux de son bien-être,  comme elle n’en a jamais connu.    Il est son soutien,  son confident.  Lui partage tous ses soucis, les problèmes avec les enfants,  avec sa femme…  elle trouve à chaque fois les mots qu’il faut pour lever ses doutes et le rassurer.   Il lui dit qu’il ne pourrait plus se passer d’elle,  qu’elle lui est devenue indispensable comme le soleil à l’arbre. Et l’inverse est vrai aussi.

Et puis arrive ce qui devait arriver.   Madame tombe sur un mail sans équivoque.   Elle crise.   La fidélité et la confiance sont tout pour elle,  s’imagine-t-il.    Comment a-t-il pu lui faire ça ?  Il est bouleversé,  il culpabilise à mort  et bien sûr  il vient se confier à sa maîtresse.   Sa femme ne lui pardonnera pas,  elle va le quitter,   tout est fichu.   Et sa maîtresse lui répond : « Mais non,  elle ne te quittera pas,   elle a des défauts mais pas celui d’être idiote,  tu n’imagines quand même pas qu’elle va renoncer à sa vie de plaisirs permanents,  juste pour une question de principe.   Elle te le fera croire,  bien sûr,  et elle prétendra qu’elle te pardonne,  du bout des lèvres,   en réclamant encore plus d’avantages matériels parce que si tu crois que pour elle ce qui compte d’abord c’est ta fidélité,  tu te trompes,   ce qui importe  ce sont les  avantages matériels que tu lui apportes et parader en  tant que Madame Machin…  Mais il ne veut pas l’entendre.    Il lui dit que sa femme ne laissera  pas passer son infidélité,  qu’il est sûr qu’elle va le quitter,   qu’il est un moins que rien, un salaud qui a trompé une femme parfaitement fidèle.    Et voilà que la maîtresse se met à espérer,  que ce soit lui qui ait raison,  que la légitime prenne ses clics et ses clacs et qu’outrée elle s’en aille,  bardée d’une coquette pension alimentaire.

Mais bien sûr c’est lui qui se trompe.   Tout se déroule comme elle l’avait prévu. Madame lui donne l’absolution en échange d’un beau voyage et d’une augmentation de son argent de poche.    Il est content,  il remercie son amante pour sa clairvoyance,  il n’oubliera jamais ce qu’elle a fait pour lui.   Seulement maintenant,  il n’a plus droit au moindre faux pas.    Sa femme exige le contrôle de son portable,  et il le lui cède,  c’est quand même la moindre des choses…    Alors il ne lui  écrira plus que de son bureau,  finis les weekends à s’envoyer des mots doux,  ses vacances seront des semaines de silence.    Quant aux rendez-vous ,  il n’est plus question d’y penser.    Il est si reconnaissant à sa femme d’avoir l’immense bonté de lui pardonner à lui, ce salaud infidèle.

Elle est effondrée.   La légitime vient d’avoir sa peau,  elle  n’a plus qu’à  soigner  son cœur brisé tandis que l’autre crise tous les soirs et abreuve son mari d’injures.    Nul doute,  se dit l’amante,  elle jouit enfin,  cette garce si rétive au plaisir qu’elle n’a  aucun mérite d’être fidèle.

Un jour elle a demandé à son amant : « Mais toi,  pourquoi ne la quittes-tu pas ? ».   Et il a répondu,  je n’ai pas envie d’être plumé.  Elle a exigé que je mette  une part importante de  mes biens à son nom et j’ai eu la faiblesse de le faire.    L’amante a pensé qu’il était irrémédiablement idiot  et soumis…  Oui,  il est soumis à sa femme et quelque part il doit aimer cela… comme la braver sans doute. L’adultère ne serait  pas aussi savoureux pour lui,  s’il ne comportait pas de risque.  Il en  a le goût,  son statut d’homme d’affaires à succès en témoigne.

En attendant, elle souffre et elle le lui dit  en pensant   qu’elle est  bien bête  d’avoir aimé un homme qui appartenait à une autre.  Que va devenir sa vie sans lui,  sans sa tendresse,   sans son regard qui lui dit qu’elle est belle ?   Son monde s’est écroulé.   Elles sont loin ses belles paroles où il  déclarait qu’il ne pouvait vivre sans elle.    Entre elle et Madame,  il n’a pas hésité.

Voilà  trois jours seulement que la crise s’est déclenchée.   Elle n’est pas terminée d’ailleurs,   Madame engueule Monsieur tous les soirs,   mais il est assuré qu’il n’y aura pas de divorce.     Alors l’amante reçoit ce mail de lui : « Je suis en train d’élaborer un plan pour qu’on puisse à nouveau se retrouver,   il n’y a qu’à …. »

Elle sourit,  rassérénée.   Décidément,   il est indécrottable et plein d’imagination,    quelle chance elle  a !

 

Il est revenu

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Cela faisait plus de quinze ans qu’ils avaient rompu : incompatibilité d’humeur,   manque de disponibilité de sa part.    Elle s’était en allée et avait connu d’autres amours.  Elle avait changé d’adresse mail et il ne pouvait plus  la joindre sinon par son adresse postale restée semblable,  de même via son téléphone fixe. Mais ces moyens lui répugnaient,  car il savait qu’elle s’était mariée.

Et un matin,  une lettre au courrier.   C’était lui,  son amour d’adolescence,  qui lui écrivait alors qu’il atteignait les sept dizaines.    Il s’était décidé à la contacter par la voie classique,  l’envie avait été plus forte que la crainte.

Il lui parlait de sites ornithologiques,  car il connaissait son amour des oiseaux,   il lui envoyait des liens,   il regrettait son  absence.    Elle ne répondit pas.

Lorsque quelques mois plus tard arriva le jour de l’An,  elle lui envoya un mail depuis sa nouvelle adresse, en espérant que la sienne n’avait pas changé au travers des années.

Elle lui remettait simplement ses bons vœux.    Il répondit très vite.   Il passait les fêtes en Angleterre,  sur la côte sud-est,  chez son ami d’enfance.    Il se gavait de bonnes choses disait-il,   il avait toujours aimé la vie et la savourait sous tous ses aspects.    Il se préparait à aller vivre une année au Japon,  pays qu’il ne connaissait pas encore et dont il souhaitait découvrir la culture.    Il partirait le sac au dos et ferait escale à Dubaï,  où il passerait quelques jours,  pour  voir  encore de nouveaux horizons,  lui qui avait déjà parcouru une bonne partie de cette terre,  alors qu’elle- même n’avait jamais quitté l’Europe.    Il était toujours célibataire disait-il et il le regrettait.    Il  regrettait cet instant où dans un grand parc au bord du lac Léman,  elle lui avait demandé de glisser sa main dans la sienne et où ils s’étaient embrassés.

La vie s’était moquée d’eux.

Elle  était trop jeune lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois,  trop coincée,  trop maigre.  Ils s’épanchaient cependant en écoutant Mozart,   ils étaient unis dans leurs âmes et voguaient sur le flot de leurs confidences.   Il lui avait préféré une fille plus âgée,  plus délurée avec laquelle il avait eu deux enfants.    Et lorsqu’ils s’étaient retrouvés à l’âge mûr,  il n’était pas remis de son divorce,  alors qu’elle, libre jusqu’au fond des yeux,  avait voulu se donner à lui.     Il l’avait repoussée,  meurtri par son passé,  incapable d’aimer à nouveau.

Maintenant c’était leur dernière chance. Celle du troisième âge.  Allait-elle s’y risquer ?    Il semblait enfin disponible,  mais c’était elle qui ne l’était plus.    Ne pouvait-elle prendre des vacances dans le  train  de sa vie ?

Elle espérait en secret,  qu’une fois installé au Japon,  il l’inviterait à le rejoindre,  qu’il la mènerait dans les jardins de Kyoto,  et qu’ils riraient en mangeant des sushis.   Mais ce n’était qu’un rêve.    Le bonheur pour elle était toujours volé à son destin.    Il n’en était que plus délectable.   Il illuminait sa vie d’heures magiques :   la neige rose sur les sommets des Alpes,   les palmiers de Montreux couverts de pépites de givre,   son sourire,  ses yeux qui plongent au fond des siens.    Ils sont vieux aujourd’hui,  mais d’une vigueur éclatante,  prêts à savourer le bonheur,   le temps de vacances volées à la vie qui plombe.

La petite fille qui dansait

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Ouf c’est fini.  Elle n’a pas raté son train aujourd’hui,  elle est bien partie pour Londres et ils savent qu’elle donnera peu de nouvelles.   Il est soulagé,  lui et sa femme ne supportaient plus leur fille.

Depuis toute petite,  elle faisait leur joie pourtant.   Elle était leur rayon de soleil,  elle dansait toute la journée.   Oui la danse, elle aimait cela.    Elle avait suivi des cours dans des écoles privées,  du classique pour commencer,  pour avoir les bases, et puis  elle  était passée à du « modern jazz ».  Cela la passionnait,  mais ses parents,  un couple de médecins,  avaient exigé qu’elle fasse en priorité des études « normales »,   le secondaire et puis un bon diplôme universitaire.   Sous leur influence,  elle avait choisi le droit et ses premières  années en faculté s’étaient bien déroulées.   Elle participait à  des stages de danse pendant les vacances.

Les parents  avaient aimé les virées étudiantes où ils s’étaient rencontrés,   ils en  avaient gardé le goût de la fête en s’inscrivant dans une vie mondaine très active,  mais ils ne négligeaient pas leur fille : école privée dès la maternelle,  sport  dans des clubs huppés, câlins quand ils en avaient le temps…  Elle avait eu  une enfance protégée,  sans souci.   La gamine poussait comme une salade,  elle était mignonne,  elle souriait sans arrêt.   Elle appartenait à un groupe d’amies avec qui elle faisait la fête elle aussi,  mais la première contrariété surgit  lorsque vint l’époque des  flirts : elle n’en avait pas.   Une ombre au tableau.    Cela viendrait, se disaient-ils et ils s’empressaient de se plonger à nouveau dans leur vie insouciante.   Puis ses amies furent en couple et elle pas.   Elle commença à s’isoler.   Les parents l’envoyèrent en Erasmus.   Ils étaient soucieux qu’elle fasse comme tout le monde et la mère la trouvait trop dépendante.  Elle n’y fut pas heureuse.   Le nid familial lui manquait.    Insidieusement, la mélancolie commença à s’installer,  elle s’isolait de plus en plus,  se réfugiant dans ses cours de danse.   La veille de sa dernière année d’université,   au cours d’un  stage,  elle se lia avec Dorine.   Très fort.   Dorine était incroyablement gentille avec elle, expliqua-t-elle,  elle était fort jolie et vivait en couple avec un chevelu.

Rentrée à l’université,  la mélancolie se déploya.   Ses parents ne comprenaient pas.   Ils ne savaient que faire pour elle.   Ils l’envoyèrent chez les meilleurs psychiatres et psychologues,  mais cette déprime avait la peau dure.   Ils étaient à la fois tristes et excédés.   Elle avait tout pour être heureuse,  mignonne,  le confort matériel,  la réussite dans ses études…   De plus,  avec ce fichu cafard,  elle avait du mal à se concentrer et ses résultats en pâtissaient.   Les parents se rongeaient.   Ils n’avaient plus de plaisir à leur vie.   Et cela c’était grave pour eux qui l’avaient toujours croquée  à pleines dents.   Finalement,  elle se confia à une tante.   Elle était amoureuse de Dorine,  mais celle-ci  était avec un garçon et ne la voyait que comme une amie.   Elle en dépérissait.   La tante s’empressa de tout raconter aux parents qui tombèrent des nues.    Leur fille homo ! Ce n’était pas possible,  quel choc pour eux qui souhaitaient  tant qu’elle soit « normale » !  Son père surtout n’acceptait pas.   C’était comme si sa propre virilité avait été remise en cause.   Il vivait cela comme un  échec personnel.   Quant à la mère, plus compréhensive,  plus ouverte,  elle lui conseilla de parler à Dorine.   Au moins,  même si elle prenait une claque,  cela serait salutaire, se disait-elle et elle pourrait aller vers d’autres horizons et surtout,  sortir de cette déprime qui leur pourrissait la vie à elle et à son mari.    La fille parla à Dorine,  qui la renvoya d’où elle venait,  sans ménagement.    Au lieu de rebondir,  elle s’enfonça dans son marasme.    Les parents n’en pouvaient plus.   Ils ne s’amusaient plus  comme ils le voulaient.     Elle décrocha tout juste son diplôme et déclara à ses parents qu’elle ne ferait plus jamais de droit,   que c’était eux qui l’avaient poussée dans une voie qu’elle ne souhaitait pas,  que c’était la danse qu’elle aimait et même s’il était trop tard pour devenir professionnelle,  ayant manqué des années cruciales,  elle voulait tenter sa chance.

Les parents furent d’abord choqués de cette accusation.  N’avaient-ils pas été des parents parfaits ?  Après la révélation d’une possible homosexualité – ils espéraient encore que cela n’ait été qu’une foucade et que leur fille allait redevenir  « normale » -,   ils avaient déjà eu le sentiment d’un échec,  et puis voilà qu’elle les accusait de lui avoir forcé la main pour qu’elle étudie le droit.   Ils étaient tout chamboulés.    Mais ils étaient bien trop stables dans leur vie,  pour ne pas trouver rapidement  une solution.  Cette décision de partir leur apportait de l’espoir. Ils l’inscrivirent dans une école à Londres  qui l’accepterait,  moyennant espèces trébuchantes,  sans se préoccuper de son manque de niveau.

Était-ce la fin de leur calvaire ?  Allaient-ils pouvoir être à nouveau insouciants comme ils l’avaient toujours été ?   Allaient-ils passer de bonnes vacances maintenant qu’une décision avait été prise ?  Eh bien non.   Les vacances furent très pénibles,  leur fille se traînait tout le jour et  lançait une mine affreuse à leur bonne conscience.   C’est la mère qui se mit à l’appeler : « la limace »…   Le petit elfe qui dansait était devenu cette chose molle et rampante, pour qui ses parents ne ressentaient plus que  rancœur et exaspération.

Enfin arriva la rentrée. La fille fit sa valise et prit l’Eurostar.   Elle se jeta éperdue dans la danse,  s’exerçant du matin au soir, s’enfermant dans une bulle de rythme.   Les parents respirèrent.    Ils pouvaient recommencer à vivre,  il n’y avait plus de limace à la maison pour ronger la belle image qu’ils avaient d’eux-mêmes.   Cela dura trois mois,   trois mois de sorties effrénées,  de rires  retrouvés alors que la fille dansait chaque jour jusqu’à l’épuisement.

Ils s’apprêtaient à fêter Noël.   Ils avaient dressé dans leur living un arbre somptueux afin d’accueillir leurs nombreux amis pour un réveillon mémorable,  lorsque le téléphone sonna.   Leur fille leur  annonçait qu’elle s’était rompu le tendon d’Achille et qu’après la clinique,  elle rentrerait à la maison.    Elle ne pouvait plus danser.

Parfum…

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C’est la veille des fêtes.   Sa belle-fille lui a proposé de lui offrir un parfum et a eu la délicatesse de lui demander de le choisir elle-même,  car,  comme chacun sait,  un parfum est une chose très personnelle.

Elle vient juste d’acheter un flacon de son parfum habituel,   sage et classique,  qu’elle porte depuis de longues années en lui restant fidèle.    Elle ne va pas demander ce parfum à sa belle-fille.   Et   l’idée lui vient soudain.   Et si elle changeait complètement de style ?

Elle conserve dans sa salle de bains les nombreux  échantillons qu’elle reçoit chaque fois qu’elle se rend à la parfumerie.   Elle les range dans un grand cache-pot rose.    Elle l’emporte dans son living et s’apprête à faire des tests.   Au- dessus s’offre à elle une petite farde où est enserré un mini-flacon.  Ce parfum s’appelle : « Mystère ».   Voilà qui a de quoi l’intriguer.    Elle en vaporise sur le creux de son poignet et « Mystère » développe ses notes de tête.   Elle se sent bizarre,   des sensations fortes réveillent son corps assagi.   Au fur et à mesure que les notes de tête disparaissent au profit des notes de fond,   son trouble augmente au point que cela en devient insupportable.   Elle va se laver les poignets pour retrouver sa sérénité.   Malgré le savon,  les effluves  n’ont pas disparu.   Ce parfum la tient au corps.   La soirée se passe et petit à petit,  elle retrouve sa tranquillité.   Au moment de se coucher,  très calme,  elle  remet un peu de ce parfum,  qui décidément l’intrigue.  De nouveau, elle se sent emportée par un tourbillon d’émois qu’elle a oubliés depuis longtemps.    Elle finit par s’endormir d’un sommeil profond.

Le lendemain matin,  elle se documente.   Elle regarde les avis des consommatrices.   « Mystère » est loin de faire l’unanimité au contraire de son parfum habituel.   Tant mieux,   c’est qu’il a  plus de caractère.    Elle lit : « parfum sensuel aux fragrances musquées… ».   Elle avait compris,  ce n’est pas une surprise.  Ce matin elle essaie  d’autres fragrances : « Fleur »,  « Mademoiselle ».   Elles lui paraissent des copies de ce qu’elle porte,  sages,  classiques,  passe-partout…    Osera-t-elle « Mystère » ?   N’est-ce pas un parfum trop capiteux pour elle,   la femme rangée qui mène une vie monochrome ?    Elle pulvérise « Mystère » sur son écharpe en soie.    Il l’enivre ce matin.   Elle se sent bien,  enveloppée  comme dans les bras d’un homme.    Depuis combien de temps n’est-ce plus arrivé ?  Trop longtemps.    Au-dehors la neige tombe ajoutant à ce sentiment de bien-être ouatiné.

Voilà,  c’est décidé,  elle va céder aux avances de Stéphane,  cet homme un peu plus jeune qu’elle qui lui fait si gentiment la cour depuis plusieurs mois et qui attend patiemment qu’elle cède,   car lui sait depuis le début qu’elle l’attend.   Il fallait un signal.    Est-ce lui qui a glissé ce parfum dans ses affaires ?