Archives mensuelles : avril 2017

De la difficulté d’exister

boxwood-675573_1920

 

Dans la famille catholique où elle était née et avait toujours  été maltraitée tant physiquement que moralement,  Estelle,  avait pour habitude de recevoir de sa mère le jour du dimanche des rameaux des branches de buis bénit,   synonymes de paix.    La mauvaise femme  les lui donnait en souriant et quelques minutes après elle lui jetait des paroles méchantes au visage. Entre autres choses,  elle la disqualifiait et portait les étrangers aux nues.   Elle avait toujours une « idole » avec qui comparer Estelle,   à son détriment bien entendu.    Et pour l’instant son idole était Sandra,  une nièce par alliance,  avec qui elle allait déjeuner tous les mardis.  Tout cela n’avait jamais empêché Estelle de prendre soin de sa mère tout au long de sa vie.

Elle lui demandait depuis des années de ne plus lui offrir ces rameaux  « de paix ».    Elle le lui avait encore demandé quelques jours auparavant.   Elle n’était plus prête à avaler des couleuvres,  enfin elle se sentait capable de dire non,  de refuser de toujours courber l’échine,   en un mot d’exister !

Son fils recevait ce jour-là dans son nouvel appartement sa grand-mère et Sandra.  Cette dernière  était une femme du même âge qu’Estelle,  mais moins cultivée,  moins jolie.  Lorsqu’elle était revenue d’Amérique où elle avait vécu durant trente ans,  elle s’était trouvée face à Estelle et avait suivi un régime drastique afin d’être aussi mince qu’elle,   mais elle n’avait pas tenu bon.    Elle avait voulu faire du yoga parce qu’Estelle le pratiquait,  mais elle avait rapidement abandonné et ainsi de suite.   Lorsqu’elles se rencontraient,   Sandra ne pouvait retenir quelques persiflages,  mais aller plus loin l’aurait mise dans son tort.   Par contre elle se rengorgeait lorsque la mère d’Estelle lui envoyait une parole méchante devant elle.

Estelle était présente lors de cette visite de sa mère et de Sandra chez son fils. A sa demande,   elle était venue nettoyer,  faire la vaisselle et préparer la table pour les recevoir plaisamment.    Lorsque celles-ci arrivèrent, elle alla les accueillir à la porte.    Les deux comparses entrèrent et se dirigèrent vers la cuisine où la mère commença à ouvrir son sac et la première chose qu’elle en sortit  ce furent des rameaux de buis qu’elle tendit à Estelle : « En signe de paix ! »,  lui dit-elle.     Le sang d’Estelle ne fit qu’un tour face à l’hypocrisie crasse de la vieille.  Elle  répondit calmement  à sa mère,   devant Sandra : « Non je ne les prendrai pas,  car tu donnes la paix d’une main et tu sèmes la zizanie de l’autre ».   Il y eut un froid glacial.    Estelle se retira dans le salon  pendant que son fils faisait visiter les chambres à sa grand-mère et à Sandra.   Cela se fit en quelques minutes.   Puis,  alors que la vieille s’installait à la table qu’Estelle avait dressée,   Sandra s’approcha d’Estelle d’un pas rapide  et d’une voix courroucée lui déclara : « Tu m’as manqué de respect en étant désagréable avec  ta mère devant moi,  je ne me suis pas sentie accueillie,   je m’en vais », et elle ajouta  quelques paroles  fort fielleuses pour bien profiter de l’opportunité.    Ensuite  elle emmena la mère d’Estelle,  surprise mais ravie de la querelle, arborant un large sourire et narguant Estelle du regard.  Une fois de plus elle avait gagné, pensait-elle…

Estelle  n’avait pas voulu répondre à Sandra,  car  vu l’état de colère de cette dernière,  toute réplique n’aurait fait qu’amplifier la dispute et elle avait vu la mine déconfite de son fils,  dont l’invitation à la grand-mère était gâchée.

Elle demeura donc seule avec  lui.    A sa grande surprise,   il y alla de cruels reproches.   « Mais pourquoi faut-il que tu aies saboté l’après-midi ?   Tu n’aurais pas pu partir quand elles sont arrivées ?   Tu pourris ma vie !    Je vais devoir téléphoner à Grand-mère et à Sandra pour m’excuser et les  réinviter ! »

Estelle était stupéfaite.   Elle avait trouvé l’attitude de sa mère provocatrice et celle de Sandra déplacée. De quoi se mêlait-elle celle-là ?   Pour qui se prenait-elle pour se permettre de la juger et de la condamner?      Son fils connaissait suffisamment sa grand-mère pour comprendre la réaction d’Estelle  et aurait dû avoir assez de jugeote pour voir que Sandra profitait de l’occasion. Et au lieu de cela,  c’était à Estelle qu’il faisait des reproches !  En fait,  pour lui la seule conduite à tenir devant une personne qui ne vous respectait pas était de courber l’échine.    Que sa mère se redresse, le déboussolait.

Cette réaction   déprimait  Estelle.    Elle avait sacrifié ses meilleures années  pour que son fils soit choyé.  Aujourd’hui   elle faisait encore sa lessive,   elle retapait ses meubles,  elle l’aidait à déménager et il préférait soutenir une cousine éloignée qui ne lui était rien,  simplement parce qu’elle avait été la plus offensive sur le moment.  Quelle lâcheté, pensait-elle !

Elle se mit à réfléchir.   Son fils était adulte,  il avait un travail,  un appartement et quand elle avait eu besoin de son soutien,   il avait choisi de rallier la cause de l’ennemi.

Elle traversa une période de dépression. Finalement,  elle  émergea de son marasme.   Elle avait pris une décision. Ces dernières années,   elle avait appris l’espagnol durant ses moments de loisir et avait découvert l’Espagne qu’elle avait beaucoup aimée,  en particulier l’Andalousie.    Elle s’apprêtait à abandonner ses  économies à son fils et à lui consacrer son troisième âge.    Son esprit fit un virage à cent quatre-vingt degrés.     Cet épisode changea complètement sa façon de voir sa vie.  Sa mère était trop machiavélique pour elle,   elle en serait toujours  victime.    Sandra la  détestait.   Son fils devait faire seul son chemin maintenant qu’il était adulte.

Elle décida de partir   d’emblée  en Andalousie.    Elle s’envola donc au soleil,   et visita de nombreuses maisons.    Elle en choisit une peinte à la chaux qui avait vue sur la mer sans être dans un complexe touristique,  l’acheta et s’y installa.    Et pour la première fois de sa vie,  elle vécut pour elle-même,  dépensant ses économies et l’argent de sa retraite à se faire plaisir au lieu de les consacrer à des cadeaux pour son fils. Il y avait tout à côté une plage sauvage peu fréquentée par les touristes où elle pouvait profiter du soleil et se baigner,  les restaurants des locaux étaient bon marché et elle se fit de nouveaux amis.   Quand sa mère lui déclara affolée : « Mais qui va s’occuper de moi maintenant ? ».   Elle répondit : « Eh bien demande à ceux que tu as toujours portés aux nues,  aux  étrangers à qui tu as donné ton amour tandis que tu maltraitais ta propre fille ».  Et  la seule question qu’elle se posa fut de se demander pourquoi elle n’avait pas pris cette décision plus tôt.

Quant à son fils il prit l’habitude de venir passer ses vacances en Andalousie et, de voir sa mère exister enfin, il découvrit une autre façon de se comporter de sorte que lui aussi se mit à redresser l’échine et il cessa d’abuser de la bonne volonté de sa mère.

Un mariage à Venise

venice-194835_1280

 

Il est très énervé.   Il ferme la porte de ses bureaux  avec  anxiété.   Ce soir il dîne avec le futur beau-père de son fils afin de discuter de la répartition des frais  du mariage à venir.

Il s’était tant réjoui lorsque son aîné lui avait annoncé qu’il avait demandé Aurore  en mariage et qu’elle avait dit oui.   Son fils avait fait cela dans les règles : il l’avait emmenée dans un lieu mythique,   avait posé un genou au sol  et lui avait offert un diamant dont lui, son père,  préférait ne pas connaître le prix…

Ces fiançailles couronnaient sa  propre réussite, pensait-il alors.   Lui qui était né dans la pauvreté,   avait  bâti sa petite entreprise avec ténacité.   Il avait déjoué tous les obstacles  et  avait fini par trouver des  clients importants.   Il  avait pu élever ses quatre enfants  dans un grand confort et leur offrir les meilleures écoles.   Son fils aîné avait étudié dans une prestigieuse université étrangère  où il avait rencontré Aurore, une compatriote,   fille de parents très fortunés.   Quelle fierté avait été la sienne alors !   Lui, le petit rien du tout,   celui qui ne pouvait pas s’offrir de friandises à la récré,  avait réussi à caser son aîné auprès d’une héritière !  Son second étudiait  aussi dans un établissement renommé et il en serait de même pour ses deux cadettes.   Il se devait d’offrir aux autres ce qu’avait reçu  l’aîné.   Cela entamait ses finances,   mais comme ses enfants avaient eu le bon goût de naître chacun à plusieurs années d’intervalle,   les frais s’échelonnaient et il pouvait y faire face sans réduire le train de vie auquel ils étaient habitués.   Parfois,  lui qui était par nature  économe,  frémissait de les voir acheter des vêtements griffés qui lui semblaient hors de prix.   Mais si cela pouvait les rendre heureux…   et puis,   là où ils évoluaient, la marque au joueur de polo et ses semblables  étaient  de mise…

Sa joie de voir son fils se fiancer avec Aurore s’était pourtant rapidement teintée de scepticisme.   Cette dernière s’était révélée une jeune fille ravissante  certes,  mais affichant des allures de princesse égocentrique et dépensière.    Et lorsqu’il avait été invité chez ses parents,  il avait été ébloui du luxe de leur demeure,   mais gêné par leurs manières ostentatoires.   Ils l’abreuvaient des photos de leur dernier caprice : un yacht sur lequel ils iraient à Bora Bora.  Ils le faisaient construire et choisissaient avec soin les moindres  finitions.    Ils les lui montraient en photos et il trouvait cela aussi vulgaire que coûteux.    Ils faisaient aussi des cadeaux à son fils : un séjour de luxe  au bout du monde,  par exemple.   Et il s’était senti obligé de rendre la pareille en invitant Aurore pour des vacances d’été à sa mesure. Il grimaçait dans sa barbe au souvenir de la facture. Pour ne rien arranger,  ses affaires n’étaient plus ce qu’elles étaient.    Il avait connu des années dorées – époque où il avait décidé d’envoyer son aîné dans cette université renommée – mais aujourd’hui,   son esprit n’était plus aussi affûté et il se sentait dépassé par les progrès technologiques.   Il renâclait à vendre ses produits en ligne et perdait en conséquence  des parts de marché.   Heureusement,   durant ses glorieuses,   il avait mis beaucoup d’argent  de côté,  et cet argent lui permettrait de faire face à l’éducation de ses trois autres enfants et  assurerait sa retraite.   Enfin… peut-être…   Il n’était pas prêt  à investir ses économies dans du capital à risque,   et de ce fait,   avec les taux bas,  son épargne ne rapportait pas ce qu’il en avait escompté.

Une fois fiancés,  les jeunes gens avaient parlé mariage.   Un jour lui et sa femme avaient à nouveau étaient conviés chez  les parents d’Aurore  –  lui les invitait toujours au restaurant –  et ceux-ci leur avaient exposé leurs projets pour le mariage de leur fille unique.    Il était sorti de là cassé,   écroulé.     Ils n’élaboraient rien moins qu’un  « grand barnum »,  comme il se plut rapidement à dire.  Trois jours de festivités,   sept cents invités,  le  tout à Venise.    Se prenaient-ils pour Georges  Clooney?   Aurore poussait des cris de joie quand sa mère décrivait les fêtes à venir,   le bal costumé dans un immense palais vénitien loué pour l’occasion,   la cérémonie sur la lagune…    Son fils,  se taisait et ses yeux brillaient.    Lui n’avait rien dit non plus…   Il n’était pas de taille à s’opposer aux désirs de ces nantis.    Il n’avait pas osé dire non,  cela va être trop cher…

Mais la question le travaillait tant et si bien qu’il convia  le « beau-père » au  restaurant pour mettre la question sur le tapis.    Il  avait le sentiment d’avoir le choix entre la peste et le choléra.  Soit  il payait sa part et ses économies y passaient,   soit il les laissait prendre en charge la plus grande part et c’était sa dignité qui était piétinée.  Il redeviendrait le petit minable au pantalon rapiécé dans la cour de l’école…   Non,  ce n’était pas possible.    Il devait les arrêter tant qu’il en  était encore temps.   Il devait leur dire que les jeunes gens devaient se contenter d’un mariage plus normal,   très beau certes,   mais ici sur place,  pour ne pas avoir à payer le logement de plus de sept cents personnes  à Venise…     Pourra-t-il forcer ces gens à renoncer  à  leurs envies,    pourra-t-il priver Aurore de son mariage de star ?   Il craint que non hélas…

Il retourne le problème dans sa tête.   Il ne peut pas payer une somme aussi importante  sans nuire à l’avenir de ses cadets,   sans mettre sa retraite en péril.    Mais s’il ne paie pas,   il perdra sa fierté,   son estime de lui-même et il sait qu’il en a besoin  pour monter au créneau tous les jours,   que sans cette confiance en lui acquise par sa réussite,  il n’est plus rien.     Alors que va-t-il décider ???